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Impossible de parler de l’Inde, aujourd’hui, sans évoquer son rapide développement économique. En neuf ans, j’ai pu en observer les effets : nombreuses constructions, nouvelles infrastructures, autoroutes, adductions d’eau, internet et téléphones portables partout, etc. Mais j’ai constaté aussi – et les experts économistes et sociologues rencontrés à l’ Indian Social Institute le confirment – qu’il ne s’accompagne pas d’une réduction de la pauvreté. Alors que des dizaines de millions d’Indiens, dans les villes, jouissent d’un niveau de vie analogue (voire supérieur) au nôtre, des centaines de millions de paysans ou travailleurs agricoles continuent à vivre – parfois survivre – au jour le jour, dans l’incertitude du lendemain. En Andra Pradesh et en Orissa, les suicides de paysans sont en forte augmentation : acculés au désespoir par la baisse des prix agricoles, ils ne peuvent plus rembourser leurs emprunts. En Occident, on souligne, à juste titre, les performances économiques remarquables de l’Inde (taux de croissance de 8, voire 9 %) ; mais on évoque rarement la persistance de la grande pauvreté dans les zones rurales et les bidonvilles, pas plus que l’exclusion des dalits et des tribals qui, bien qu’interdite par la loi, persiste dans les esprits et les comportements sociaux (voir wwww. ncdhr. org. in). Il est vrai que, mieux organisés politiquement, les dalits obtiennent parfois des promotions symboliques : l’un d’eux vient d’être élu président de l’université de Pune, la plus grande du monde (500 000 étudiants) ; une femme dalit, Maya Wati, dirige le gouvernement de l’Uttar Pradesh, le plus peuplé de l’Inde (160 millions). Dans l’épiscopat catholique, ils sont maintenant une dizaine (sur 150 évêques) ; mais il reste du chemin à parcourir : 70 % des catholiques indiens sont dalits ou tribals.
Un problème que la presse occidentale n’ignore plus, c’est celui du déficit des naissances féminines : il naît neuf filles pour dix garçons ; dans certains Etats, la proportion peut descendre en dessous de huit pour dix… Ce déséquilibre, signe de la persistance des atteintes à la condition féminine dans la société indienne, existe depuis longtemps, mais il s’est accentué depuis quelques années, grâce aux techniques permettant de connaître le sexe de l’enfant avant la naissance. Les lois qui interdisent au personnel médical de donner aux parents cette information sont contournées par la corruption : avec quelques milliers de roupies, on obtient de pratiquer discrètement l’examen interdit. C’est pourquoi l’avortement sélectif des fœtus féminins se pratique davantage chez les riches que chez les pauvres.
Autre dossier brûlant : les relations entre communautés. Personne n’a oublié le massacre de 2000 musulmans en juin 2002 au Gujerat ; pourtant, les responsables de ce massacre échappent toujours à la justice, étant protégés pas le gouvernement BJP de cet Etat. Les musulmans (qui représentent 12 à 13 % de la population) sont l’objet d’une forte méfiance, soupçonnés de connivence avec l’ennemi pakistanais. Dix jours après mon passage à Hyderabad (ville à 50 % musulmane) deux attentats, attribués aux extrémistes musulmans, ont fait quelques dizaines de victimes. Les chrétiens, moins nombreux (2,5 %) sont davantage estimés, mais restent une cible pour les extrémistes du courant dit Hindutva, dont l’idéologie ultranationaliste affirme que l’identité indienne est mise en danger par les religions venues de l’étranger (islam et christianisme). Ils ont réussi à faire adopter, dans plusieurs Etats, des « lois anti-conversion ». Les conversions au christianisme – qui ne concernent que des dalits et tribals – restent quantitativement marginales, mais sont ressenties comme symboliquement traumatisantes par ceux qui, contre toute évidence historique, prétendent identifier « indien » et « hindou ». Les défenseurs des dalits et tribals posent la question : pourquoi l’hindouisme, qui légitime leur marginalisation, devrait-il être leur religion ? Sur cette question délicate des conversions, Rudi Heredia, un jésuite de l’ISI de Delhi, vient de publier Changing gods, un livre couvert d’éloges par la presse, sauf celle de la mouvance Hindutva, bien sûr. Appelant à un « désarmement des religions », rappelant que le droit à la liberté religieuse suppose le droit d’abandonner une religion pour en adopter une autre, il montre combien ce droit est difficile à mettre en œuvre dans une société qui, même si elle se pense comme tolérante, est encore très structurée par les appartenances religieuses communautaires.
Economiquement et politiquement, l’Inde a un bel avenir. Mais en ce qui concerne la justice sociale, la réduction de la pauvreté de masse, le respect de la dignité humaine, l’harmonie entre communautés, l’avenir reste sombre, au moins pour les années qui viennent.