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Environ 200 millions d’hommes sont migrants dans le monde aujourd’hui, 3 % de la population mondiale, alors qu’ils n’étaient que 120 millions au milieu des années 90. Tous les continents et presque tous les pays du monde sont concernés, soit par le départ, soit par l’accueil, soit par le transit des migrants, soit par l’un et l’autre à la fois. Il y a vingt ans, la migration était géographiquement limitée : des gens quittaient une région pour aller vers une autre. Aujourd’hui, on constate une grande diversification des profils : des « bras », peu qualifiés, qui tentent d’offrir leur force de travail dans des pays qui ont souvent fermé leur frontière à l’immigration, mais aussi de plus en plus de femmes, d’enfants isolés, des commerçants, des demandeurs d’asile, des élites - parfois très qualifiées. Ce phénomène s’est accéléré avec la possibilité de sortir de presque tous les pays du monde. Désormais, les États délivrent des passeports à leurs citoyens. Or, face à cette sorte de « droit de sortie » généralisé, l’entrée dans un autre pays est devenue de plus en plus difficile en raison des contrôles, des visas, des politiques de fermeture élaborées un peu partout.
Dans ce contexte, l’Europe est devenue l’une des plus grandes régions d’immigration du monde 1. On compte chaque année plus de migrants légaux vers l’Union européenne que vers les États-Unis, le Canada et l’Australie additionnés. Or, pour la plupart des Européens, la migration n’est pas pensée comme un élément de leur identité nationale. Traditionnellement, l’Europe était plutôt une terre de départ vers les nouveaux continents, et pour la colonisation. Cette situation nouvelle est vécue comme un défi brutal dans l’imaginaire des Européens.
Du côté des politiques, on tente de répondre à la hâte à une situation d’urgence, sous la pression de l’opinion et dans un contexte tendu parce que l’immigration s’est poursuivie malgré le chômage. Plusieurs pays européens essayent aujourd’hui de dépasser cette fermeture de l’immigration de travail qu’ils avaient décidée il y a 30 ans : immigration choisie, quotas, permis à points – chaque pays a sa formule. Mais la plupart des scénarios élaborés pour répondre à ce défi se sont fortement trompés. On observe une sorte de décalage entre la réalité des flux et les objectifs des politiques migratoires européennes, ce qu’essayent de faire les politiques nationales. Quand on a établi le système sur lequel nous vivons (Schengen 1985), on pensait que la migration était finie, que les nationaux au chômage allaient se substituer aux étrangers qui allaient repartir, que la mobilité des Européens serait beaucoup plus forte qu’elle ne l’a été, qu’il y aurait très peu de pression aux frontières. Et c’est le contraire qui s’est produit. Cette erreur explique le tiraillement permanent entre la réalité et les politiques migratoires.
Il faut y ajouter, depuis 2000, le vieillissement de l’Europe, le débat sur la compétition mondiale pour recruter des travailleurs plus qualifiés, le manque sectoriel de main-d’œuvre peu qualifiée, la prise en compte des impératifs de sécurité intérieure, le durcissement des opinions dans des pays auparavant assez ouverts à l’immigration, comme les Pays-Bas, le Danemark. C’est aussi la crainte, très importante pour l’Europe, que l’Etat-providence ne soit ébranlé par l’accueil des étrangers, notamment ceux qui émargent à diverses prestations sociales. Dans ce débat contradictoire, de nombreux pans des politiques migratoires comportent des points sur lesquels on peut s’interroger quant aux enjeux de justice.
Pour le recrutement des plus qualifiés, les grands pays du monde se livrent à une forte compétition internationale. Les Européens ne veulent pas rester à la traîne des États-Unis ou du Canada. Aujourd’hui, les politiques migratoires européennes se proposent d’attirer les élites et les plus qualifiés. Ainsi la France, avec la loi de 2006 et « l’immigration choisie ». Un tel choix soulève de vraies questions éthiques. Certains diront que nous encourageons un « exode des cerveaux » : va-t-on priver les pays en développement de leurs forces vives, alors qu’ils en manquent ? Faut-il privilégier les intérêts des États de départ ou ceux de l’individu, qui considère qu’il a davantage de chances de donner un sens à sa vie en Europe que chez lui ? Quel sens cela a-t-il de privilégier un État de départ, s’il est corrompu, autoritaire, et que ses citoyens considèrent qu’ils n’ont aucune allégeance à son égard, que le système politique leur interdit tout espoir d’être utile en restant sur place ? Mais a-t-on le droit de priver ces pays de personnes qui pourraient peut-être y améliorer la situation ?
En Europe, compte tenu de la quasi-fermeture de l’immigration du travail salarié, les migrants ont cherché d’autres voies pour tenter d’entrer légalement, en particulier la voie du droit d’asile. Non parce que ce sont des tricheurs, mais parce qu’ils viennent de pays où la frontière entre immigration de travail et d’asile est difficile à déterminer. Citoyens de pays frappés par la sécheresse, l’incurie des politiques, la guerre, le chômage, etc., ils ne sont pas infondés à demander l’asile, même s’ils n’entrent pas dans les catégories de la Convention de Genève de 1951. Le droit d’asile a bien sûr des règles à respecter, sinon nous serons débordés et ce sera au détriment des vrais demandeurs d’asile. En même temps, nous nous trouvons de plus en plus face à un demandeur d’asile collectif : des groupes entiers sont menacés en raison de leur appartenance ethnique, religieuse, voire sexuelle. Comment trancher de manière juste ? Ces critères sont d’autant plus délicats à mettre en œuvre dans le contexte actuel, qui voit la plupart des pays européens restreindre le droit d’asile, au profit d’une politique de contrôle des frontières.
On peut considérer les politiques de sélection comme une atteinte au principe d’égalité de traitement ; certains disent qu’il faudrait accueillir tout le monde et laisser ensuite chacun, en fonction de ses chances, s’insérer ou non sur le marché du travail. Mais si l’on décide d’une sélection, va-t-on privilégier les gens les plus compétents ? Ce ne sont pas nécessairement les élites : le plombier polonais, par exemple, est à la fois compétent et utile. Les politiques de quotas visent à faire se rencontrer l’offre et la demande en matière de travail. Plutôt que de favoriser l’immigration clandestine – les gens viennent de toute façon –, autant faire en sorte que les gens viennent légalement là où on en a besoin. Certains pays ont mis en œuvre des accords bilatéraux, d’autres des quotas, d’autres des permis à points, l’immigration choisie, etc. On objectera – il y a eu des mots d’ordre à ce sujet – qu’il s’agit d’une « immigration jetable » : les personnes ne sont acceptées qu’en fonction de leur utilité pour nous, occultant totalement la dimension humaine du migrant. Pourtant, la reconnaissance de quelqu’un qui vient comme travailleur est importante, pour son identité comme pour sa légitimité dans le pays d’accueil.
Dans les questions touchant le regroupement familial, le statut des femmes dans la migration, les traitements dont elles peuvent faire l’objet, jusqu’où faut-il aller pour promouvoir l’égalité ? La loi française a répondu sur des points précis : elle interdit l’excision, la polygamie (loi de 1993). Mais bien des situations se situent entre les deux : jusqu’où aller dans la reconnaissance et le respect des traditions, par exemple en reconnaissant les formes de mariage dans les lois des pays d’origine ? Jusqu’où aller dans notre définition des droits de l’homme que nous considérons comme universels ? Beaucoup de pays d’origine tolèrent ou perpétuent de nombreuses injustices à l’égard des femmes : inégalités dans l’héritage, mariages forcés ou « arrangés » sans que la future épouse ait pu donner son consentement, notamment dans les pays de culture musulmane, envoi de la jeune fille à l’étranger pour permettre à son frère d’avoir une existence légale en Chine où l’enfant unique continue à être une forte contrainte, tolérance à l’égard de la prostitution pour accumuler un pécule et rembourser le prix du voyage (Europe de l’Est, Afrique subsaharienne), poursuite clandestine de la pratique de la polygamie en situation d’immigration, ce qui laisse la porte ouverte à la répudiation sans aucun droit…
D’autres problèmes nous mettent au cœur du questionnement sur la justice : les discriminations au travail, dans le logement, à l’école, dans les rapports aux institutions d’autorité. Il ne s’agit plus seulement d’égalité des droits, mais d’égalité des chances. Or, dans tous ces domaines, on est dans l’ordre du pouvoir discrétionnaire, dans le domaine du pluralisme du droit. Les professionnels du suivi associatif sont très sensibles à la façon dont les choses se négocient avec les préfectures, avec les multiples guichets. Ces interrogations nous concernent tous.
La politique migratoire n’a pas pour objectif de répondre à un impératif de justice sociale. Elle se détermine en fonction de normes juridiques, celles des droits de l’homme aux échelons européen et mondial, puisque la France considère qu’elle respecte les droits de l’homme, bien qu’elle ait été condamnée à plusieurs reprises pour son traitement des migrations par la Cour de Justice de l’Union européenne ou par la Cour européenne des droits de l’homme. Mais il existe aussi d’autres normes, au-dessus de celles-ci : la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 dit que tout homme a le droit de quitter un pays, y compris le sien ; un droit à la migration est ainsi reconnu, mais sans que soit énoncé le droit de s’installer ailleurs. La Charte des Nations unies de 1999 sur les droits des migrants n’a été ratifiée que par 34 pays. La mobilité humaine soulève aujourd’hui de fortes questions : qu’est-ce qu’un « sans papiers » par rapport à la définition de la citoyenneté ? Jusqu’où aller dans l’acceptation d’une hiérarchie entre le centre du système politique (les citoyens nationaux) et ses marges ? De ce point de vue, notre société ressemble un peu à la société romaine.
Les droits de l’homme sont bafoués par la crispation dans laquelle se sont engagés les pays d’immigration pour lutter contre l’immigration clandestine. Le coût financier, politique, diplomatique, humain, du contrôle des frontières, des rapatriements, des lieux de rétention est considérable. Beaucoup de politiques d’entrée, de surcroît, font augmenter le nombre des sans-papiers par des critères trop stricts d’admission (asile, regroupement familial), contournés par les agents de l’économie du voyage clandestin. Enfin, maintenir plusieurs années des étrangers en situation irrégulière sur le territoire, alors qu’ils y travaillent, qu’ils y ont constitué des familles avec enfants et ne retourneront pas chez eux sans avoir retrouvé une image positive d’eux-mêmes, alors que toute leur vie est suspendue à l’obtention de papiers, cette politique est vide de sens et n’a aucune valeur de dissuasion tant qu’il y a du travail. Cela maintient les sans-papiers dans la plus grande précarité, à la merci des employeurs et des contrôles d’identité. Aucune politique migratoire ne peut fonctionner sans la soupape des régularisations.
Les politiques migratoires tentent de répondre à des impératifs globaux (les droits de l’homme) et aux multiples questions que nous avons énoncées ici, pour lesquelles les éléments de réponse vont dans des sens contradictoires. La pression de l’opinion publique, l’exigence de sécurité, la crainte de la concurrence sur le marché du travail s’opposent à la prise en compte du vieillissement des pays européens, du manque de main-d’œuvre, à la volonté d’attirer les élites, en respectant des Conventions, notamment sur l’asile. De cette contradiction permanente résulte un droit négocié, discrétionnaire, qui se traduit au quotidien dans le traitement de chaque migrant.
Catherine Wihtol de Wenden
1 / 1. Voir, entre autres, « l’Europe face aux migrations », dossier de la revue Esprit, décembre 2003.