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Dossier : Réformer sans modèle

Tirer les réformes vers le haut


Resumé Les réformes ne sont que des moyens pour atteindre des objectifs. Elles nécessitent pédagogie et recherche d’alliés dans l’action.

Posons d’abord que la réforme n’est pas une fin en soi. Les réformes ne sont jamais que des moyens pour atteindre des objectifs, contribuer à un projet. Et il y a des moments, ou des sujets, sur lesquels il faut au contraire stabiliser, ou faire une pause. Il me semble d’ailleurs préférable de parler des réformes nécessaires, plutôt que de se situer dans le champ théorique, faussement révolutionnaire, « d’une » réforme globale faisant appel à je ne sais quel acteur en chef.

Parler vrai, parler positif

Pour autant, non seulement réformer est possible, mais cela se fait. L’économie, la société française, les entreprises et les organisations vivent des transformations rapides et continues, portées par une multitude d’acteurs individuels et collectifs. Certaines sont positives, d’autres moins; peu sont assumées et explicitées sur le plan politique, et mises en perspective.

L’une des caractéristiques françaises est en effet, avant le « refus de la réforme » ou la tentation du « blocage », trop souvent dénigrés, de ne pas regarder en face non seulement la réalité du monde qui bouge mais les progrès qu’en fait, notre société mène à bien.

Le refus de la mondialisation et de l’économie de marché qui apparaît dans les enquêtes d’opinion comme spécifiquement français est un handicap pour la prise de parole politique sur le pourquoi des transformations utiles. Il nous prive d’un projet positif dans lequel chaque acteur puisse se sentir à l’aise pour conduire la part du changement dont il a la charge. Plus tristes encore les oripeaux dont on habille l’Europe, présentée comme le cheval de Troie des mauvais aspects de la mondialisation, alors qu’elle est ou devrait être la meilleure riposte, la meilleure défense, contre les risques de sous-régulation.

« La réforme » apparaît ainsi trop souvent dans notre pays comme une médication subie et amère, non comme un passage constructif vers des mieux, encore moins comme l’occasion de manifester le plus positif du rôle de chaque acteur. Le parler vrai nous manque, alors même que les Français sont beaucoup plus lucides qu’on le croit. Le plus regrettable est que cela prive de la fierté des progrès. Fierté qui est selon moi l’un des ingrédients majeurs de toute envie de faire bouger les choses.

À l’échelle de chaque organisation publique – puisque telle est mon expérience personnelle – se présente la même difficulté à dire le monde tel qu’il est, à partager les forces et faiblesses, à dessiner un projet qui rassemble avec des scénarios pour l’atteindre. Pourtant, si la Sncf a tant bougé depuis quelques années, avec des résultats visibles pour les clients, et un redressement économique prometteur d’avenir, c’est bien par la mobilisation de chacun dans une dynamique de fierté professionnelle, de fierté d’entreprise.

À la Ratp, que j’ai présidée pendant près de quatre ans, nous avions aussi inscrit des démarches d’accélération des performances rendues nécessaires par la perspective de la concurrence dans un projet ambitieux de développement, porteur de fierté et de cohésion. La clarté dans l’énoncé du diagnostic, la transparence dans son partage par cercles concentriques, le processus collectif d’élaboration de l’ambition me sont, dans cette expérience, apparus très fructueux. C’est en effet sur l’encadrement que repose la capacité à faire bouger les organisations et les process; on ne perd pas de temps à s’assurer des conditions de son engagement managérial.

Les mots pour dire

Les cultures d’entreprise sont différentes (comme le sont celles des pays); les « mots pour dire » les choses sont donc essentiels : ils doivent être justes. C’est-à-dire à la fois ancrés dans une compréhension longue de l’organisation, assez décalés vers l’avenir pour entraîner dans une vision, assez pragmatiques pour marquer les étapes du possible.

Tout cela demande un sérieux travail de pédagogie. C’est ainsi que la pédagogie démographique avait préparé la réforme des retraites de 2003 depuis de longues années. L’actuelle pédagogie de la dette doit être intensifiée et exprimée en termes sensibles, qui parlent du fardeau laissé aux générations à venir. Au seul plan du vocabulaire, de nombreux « blocages » résultent de malentendus, faute des mêmes dictionnaires. Pédagogie, explication, formation, de manière répétitive, et à tous niveaux, autant d’ingrédients pour « la réforme ».

La nouvelle « Constitution financière » que représente la Loi organique relative aux lois de finances (Lolf) devrait progressivement jouer à cet égard un double rôle : faciliter la compréhension des finalités des programmes; mettre en place des outils (indicateurs) d’explicitation des résultats. Cette réforme donnera dans la durée sa pleine ampleur… réformatrice à deux conditions : qu’elle embraye sur des actions managériales d’évolution des organisations de l’État, que le Parlement joue son principal rôle qui est de contrôler les résultats, encore plus que de voter des budgets – comme l’approbation des comptes est le moment clé des cycles de gestion des entreprises.

Faire bouger encore plus l’État pour le remettre au service de la compétitivité et de la cohésion nationales est sans nul doute (avec l’égalité des chances) l’un des points d’agenda majeurs des prochains gouvernants. Il devrait être assez structurant pour rassembler au-delà des frontières politiciennes (comme l’a été l’adoption de la Lolf).

En supposant acquis ce choix de priorité, il mériterait d’abord l’affirmation d’un projet positif d’ensemble – par exemple que l’État redevienne l’un des atouts spécifiques à notre pays. L’une des difficultés spécifiques aux modernisations de l’État est que les hommes politiques se mobilisent rarement sur leur rôle, médiocrement médiatisable et peu gratifiant à court terme, de « patrons » de l’État en s’impliquant dans la durée pour donner du sens et assurer le suivi, comme cela est le devoir des patrons d’entreprises.

Cette implication est pourtant indispensable pour donner à chacun des acteurs en charge d’actions de changement la garantie d’un cadrage et d’un soutien. La responsabilisation sur des objectifs de résultats avec des évaluations périodiques assorties d’incitations personnelles reste ensuite la méthode la plus productive.

Le temps et les alliés

Encore faut-il dans l’action bien choisir les priorités, les ordonnancements, identifier les « fenêtres de tir », évaluer les risques de trop charger la barque. Plus le niveau de responsabilité s’élève, plus le cœur en devient la maîtrise des horloges, la coordination des temporalités, l’articulation du long terme stratégique avec le court terme tactique. Pour ce faire, l’expérience et la chance sont l’essentiel; mais certaines méthodes de travail, notamment la mise en place de lieux transversaux et stratégiques aptes à la synthèse périodique des risques/opportunités y aident grandement.

Un autre élément méthodologique important est la recherche d’alliés. Toute réforme a ses perdants; on sait qui ils sont; ils peuvent attirer les projecteurs sur un objet de débat concret, et mobiliser au-delà, par amalgames ou assimilations. Toute réforme a évidemment ses gagnants, sinon elle est sans utilité, mais qui empochent sans rien dire. Ceux qui ont obtenu quelque chose directement en contrepartie d’une action de changement ne le crient pas sur les toits; or lorsqu’il s’agit de réformes quelque peu structurantes de l’État ou des grandes organisations, les gagnants sont globaux, non identifiés, le plus souvent à venir, et donc virtuels au moment T de l’action de changement. Ce constat est à rapprocher de la passivité des bénéficiaires collectifs de tel ou tel projet d’infrastructure, dont les opposants locaux attirent la faveur médiatique de court terme.

Pour avancer durablement et éviter le blocage qui conduit au recul, il faut pourtant trouver, en balance des « perdants » au changement, des gens ou des organisations qui y gagnent, et de manière pas trop virtuelle. La recherche de soutiens passe nécessairement au crible de la question de savoir ce qu’ils auraient à gagner à s’engager dans le sens de la réforme. La bonne compréhension des forces en présence, c’est-à-dire des enjeux intellectuels, institutionnels mais aussi personnels des acteurs mérite beaucoup d’attention.

La pratique des grands débats développée depuis quelques années – sous l’égide notamment de la Commission nationale du débat public (Cndp) –, permet de décanter, voire de purger certaines oppositions. À plusieurs reprises, cette procédure a même fait émerger des idées nouvelles constructives – par exemple dans le cas du projet Charles de Gaulle Express – destiné aux passagers aériens pour l’accès à Roissy – la nécessité absolue de la conjuguer avec une réhabilitation du Rer B, utilisé par les banlieusards.

La méthode de l’expérimentation, désormais prévue par la Constitution, est un autre moyen de dédramatiser et d’objectiver les effets des réformes. À cet égard, la régionalisation des TER, lancée en 1996 sous forme expérimentale avec cinq régions, puis généralisée en 2002, reste l’une des meilleures références. De même, décentraliser ou déconcentrer les actions de changement permet d’éviter « la prise en masse » des objections, et sous réserve de bonne foi, d’ajuster le tir des bonnes conditions de mise en œuvre des projets. Il peut même en résulter une émulation constructive et une diversification opportune des modes d’intervention publique.

Multiplier les « petites réformes », qui réussissent, crée un climat de confiance positive et une émulation constructive. Introduire des espaces de liberté locale pour innover permet de lancer des dynamiques : il suffit souvent que le premier pas soit fait, pour qu’ensuite tout le système prenne de la vitesse. Je crois aux progrès en continu, aux avancées partielles, en insistant sur la nécessité absolue de ne jamais se mettre en situation de devoir reculer…

Pour conclure, je soulignerai trois points : à quelque niveau que ce soit, il me paraît difficile de parler et plus encore agir « réforme » sans aimer – avec l’exigence et l’humour de l’affection vraie – l’organisation dont il s’agit ; en être partie prenante, l’assumer y compris dans ses réticences au changement, c’est se donner la force de la commander. Ensuite, beaucoup de réformes sont affaire moins d’idéologie que de management, c’est-à-dire d’organisation des responsabilités, de méthode, de motivation des encadrants, d’engagement personnel des dirigeants, et de persévérance. Enfin, dire le pourquoi des changements, susciter un partage des raisons profondes de l’action, dans un projet aussi positif que possible, c’est parier sur l’intelligence et la générosité collective; on ne perd jamais à au moins essayer de « tirer vers le haut ».

Anne-Marie Idrac


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