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Dossier : Le logement social
Dossier : Le logement social

Habiter


Resumé Nous avons tous besoin d’habiter un « foyer », témoin et support de notre histoire et de notre identité.

On ne veut pas les voir ! Tous ceux qui n’ont pas accès à un logement, on préférerait qu’ils restent discrets : on les renvoie à des dispositifs d’urgence – chaque année plus nombreux –, aux associations, à l’hospitalité obligée de leurs familles ou de leurs amis. Or voici qu’ils se font visibles : les tentes distribuées par Médecins du monde sont là, même après l’hiver. Et elles font tache dans le paysage urbain.

Car les centres d’urgence ne sont que des palliatifs où l’on ne désire se rendre qu’en dernier recours. « On est mis dehors au petit matin… expulsé chaque jour ». L’opération « A défaut d’un toit, une tente » est révélatrice ! Un de ces citadins sous toile l’avouait : « Depuis que j’ai une tente, j’ai retrouvé mon honneur. J’ai un petit coin à moi, loin du regard des autres. C’est une protection contre le froid, ça protège de l’humiliation » 1.

D’ailleurs, les centres d’hébergement, qui ne sont pas que d’urgence, sont saturés. Ils accueillent de plus en plus de travailleurs qui ne trouvent pas où se loger. L’accès aux Hlm est plus difficile, comme celui à un parc privé qui ne soit pas trop dégradé. Toute la chaîne du logement est comme bloquée.

Sans augmentation massive de l’offre de logements abordables, aucune insertion des exclus du logement n’est possible. On a multiplié les propositions d’un secteur « très social » mais elles révèlent l’ampleur du problème autant qu’elles y répondent : le droit au logement est fragilisé par la floraison des statuts hors du commun, qui n’ouvrent pas nécessairement à ce droit de toute personne : habiter c’est être un homme 2.

Avoir un foyer

Avoir un « chez-soi », un chez-soi grâce auquel on est à l’abri, physiquement et psychologiquement, c’est avoir un « dedans » protégé de tout ce qui vient du « dehors », le dehors des conditions climatiques et de l’environnement, mais aussi le dehors que représentent les autres. C’est le rapport à son corps et à soi qui est ici en jeu 3. Chaque petit d’homme est né dans la nudité, dans la précarité, attendant d’être protégé et couvert. Et le logement continue d’assurer cette même fonction. Il est une couverture, un foyer, un lieu qui pallie la précarité de notre condition.

Si un adulte n’a pas de lieu, ou si le seul lieu qui lui soit ouvert ne remplit pas les conditions pour être un foyer, il est replongé dans la précarité. Il n’est pas en position de grandir humainement, de vivre le rapport à son humanité. Dans son ouvrage sur La Poétique de l’espace, qui propose une étude psychologique des sites de notre vie intérieure, Gaston Bachelard accorde une grande importance à l’habitation, la maison natale, avec sa cave (lieu de secrets), ses étages (lieux de l’ordinaire quotidien), son grenier (lieu de l’imaginaire). « La maison dans la vie de l’homme évince des contingences, elle multiplie ses conseils de continuité. Sans elle l’homme serait un être dispersé. Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être humain » 4. Nous avons tous besoin d’habiter une « maison », un foyer, témoin et support de notre « continuité ».

Cette possibilité donnée à chacun de tracer son propre chemin, d’homme ou de femme, quels que soient les chaos de ce chemin, ce n’est pas un surcroît ! La sécurité que donne un habiter, un lieu pour soi, n’est pas un bien supplémentaire, à accorder ou non. Ce foyer renvoie à la possibilité d’une naissance et d’une relation – d’une famille, quelle qu’en soit la forme –, qui indique que l’on a place parmi les autres, homme parmi les hommes.

Ce n’est pas par hasard si des lieux d’hébergement, ouverts à plusieurs catégories d’une population, fragilisée par l’absence d’espaces où se poser, se sont appelés foyers : de jeunes travailleurs, d’étudiants, de personnes âgées… Mais ces foyers provisoires, où chacun dispose, au sein d’un collectif, d’un espace privatif (une chambre, un studio) n’offrent qu’une intimité partielle. Ceux qui y habitent doivent partager avec des voisins nombre de leurs gestes quotidiens (cuisine, laverie, etc.). La promiscuité à laquelle ils sont contraints peut être source de solidarité mais aussi de conflits : tous n’ont pas la même façon d’habiter.

Pouvoir s’approprier

Car pouvoir habiter chez soi ne signifie pas seulement que l’on a un abri, mais qu’on a la faculté de constituer un espace pour soi au sein de la société, d’y déployer ses pratiques quotidiennes, d’y engager une construction de soi.

Chaque habitant donne à son logement une figure, un contenu qui est fait de qualités physiques et symboliques. « Entre l’habitant et son logement, il y a production réciproque » 5. Le logement n’est pas seulement une enveloppe. Il est un maillon de l’inscription de chacun dans la société. Par la personnalisation du lieu, par les relations qu’il ouvre, chaque occupant s’approprie son logement en quelque manière. Indépendamment d’une propriété juridique, il jouit d’un certain droit, d’ordre psychologique, affectif, pour l’adapter à soi et le transformer en support d’expression de lui-même.

Cette appropriation permanente est un processus important : les changements que l’on effectue, l’invention d’équilibres nouveaux correspondent à une dynamique personnelle. Chacun met sa marque par la disposition des objets, par des repères qui témoignent d’un lien personnel, en rapport avec d’autres éléments, des événements de la vie, des qualités et des défauts, des valeurs que l’on privilégie. On sait bien que lorsqu’on emménage dans un appartement, c’est une prise de possession que l’on met en œuvre, moment de fondation où le nouvel habitant s’attache à effacer les traces de l’ancien, pour y mettre ses propres marques. En repeignant, décorant, installant, il pose un nouveau cadre qui sera le sien.

Entretenir cet habitat, y recevoir à sa manière et ainsi s’y présenter, c’est habiter et, à travers les bricolages, fussent-ils modestes, c’est donner une tonalité affective à ce chez soi. L’habitant élabore ainsi un monde familier auquel il s’identifie. Mais c’est un monde vivant, non pas figé, parce que c’est celui de son histoire. Le logement « approprié » recueille les objets, les souvenirs. Mais il témoigne par là d’un itinéraire ouvert, entre le temps vécu et celui à venir. Il est l’œuvre d’un habitant, non pas d’un assigné à résidence. Dès lors, l’habitant est capable, si nécessaire, de sortir de ses murs, jusqu’à envisager de poursuivre cette histoire dans d’autres demeures.

Paradoxalement, ceux qui sont cantonnés dans des logements, sans moyens de se les approprier, sont aussi ceux qui demeurent incapables de bouger. Dans les « grands ensembles », la standardisation, la répétition des formats ont traduit une approche rationalisante du logement. Celui-ci était envisagé d’abord comme une « machine à habiter », et l’habitant était considéré surtout à travers ses besoins primaires. Certes, pour beaucoup, l’entrée dans le grand ensemble a représenté un bond en avant dans l’accès au confort. Or, aujourd’hui, les tours et les barres ne sont plus synonymes de progrès social et technique mais sont considérées comme la figure urbaine de l’assignation et du mal vivre. Quand quelques-uns peuvent prolonger leur parcours résidentiel dans d’autres logements, les catégories les plus basses parmi les résidents sont dans une situation qui interdit tout déménagement.

Habiter avec les autres

Le chez soi nécessaire à chacun déborde le cadre circonscrit par son appartement ou sa maison. Habiter, c’est avoir des voisins, c’est « se situer » parmi d’autres, dans un immeuble ou un quartier. C’est occuper une place, à côté d’autres. L’enjeu de l’habiter est que chacun ait de quoi « tenir » cette place, tenir sa relation avec les autres. Entre le logement et la ville, on habite un quartier, qui assure le lien entre le plus intérieur (l’espace privé) et le plus large. Il est une porte d’entrée et de sortie, pour les relations, les achats, la vie paroissiale, etc. Ce n’est pas seulement un morceau de ville, mais l’espace de pratiques sociales liées à la proximité. Habiter un quartier n’est pas sans effets : pour le parcours des jeunes, pour l’intégration des familles immigrées…

Mais ce n’est pas parce que l’on est mis les uns à côté des autres que l’on est voisins. Suffit-il que l’on vive dans un « grand ensemble » pour que l’on soit ensemble (hormis de manière négative, parfois) ? Il est des situations ou des lieux où il n’y a guère de rapports entretenus pour que se forge un vivre ensemble. Une volonté est nécessaire de la part des cohabitants, mais celle-ci est éveillée, soutenue, par les conditions qui lui permettent de s’exercer.

Les conditions sont celles d’un équilibre entre le respect des particularités, des manières d’agir, des cultures, et les nécessités d’un « ensemble », qui ouvre des relations, qui permet que naisse une vie « commune », une histoire commune (pas nécessairement collective).

Quand il y a confusion entre ces deux dimensions (ce qui est propre et ce qui est commun), elle est ressentie comme une violence. Les grands ensembles ne méritent pas tous les excès d’indignité dont on les accable. Mais pour qui y habite, et si rien n’anime la vie commune, l’entassement, les effractions dans leur vie personnelle, le cadre imposé renvoient au modèle de l’enfermement.

L’habitat est extension de soi. Pour être libre, il faut être « propriétaire », comme disait une des premières versions de la devise de la République française ! On connaît le sentiment éprouvé par ceux qui sont victimes d’un cambriolage. Au-delà de la perte des biens matériels, c’est une agression personnelle qui est ressentie : leur intimité a été forcée.

Il est tout aussi insupportable de vivre dans un lieu où l’on est renvoyé à une pure solitude que de vivre dans un lieu qui nous prive de notre intimité. Pourtant, certains vivent à la fois dans la promiscuité et la solitude, incapables de jouir du plaisir de l’échange urbain, exclus de l’appropriation d’un « commun » que devrait offrir l’habiter. Nous avons évoqué les propos, souvent cités, d’Heidegger, pour qui l’habiter est « le propre de l’être humain ». Quand les conditions de l’habiter ne sont pas là, vit-on pleinement en être humain ?

Bertrand Cassaigne



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1 / . La Croix, 19 juillet 2006.

2 / . On cite souvent les propos d’Heidegger sur « l’habiter » comme ouverture à la présence au monde et à autrui.

3 / . Cf. Jean-Paul Dolle, « Loger, Habiter, Cohabiter ».

4 / . La poétique de l’espace (1957), cité par Thierry Paquot et Chris Younes, in La ville et l’urbain, la Découverte, 2000.

5 / . Cf. Perla Serfaty-Garzon, « Le chez-soi », in Dictionnaire de l’habitat, Armand Colin, 2002.


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