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L'Ukraine aux confins de l'Europe


Resumé La révolution orange a inauguré des perspectives nouvelles, certes encore incertaines. L’Ukraine n’est pas un simple Etat-tampon entre l’Europe et la Russie. Elle renoue avec son histoire.

Nul ne s’aventurerait à nier l’appartenance de l’Ukraine à l’Europe. Cet Etat, dont la superficie dépasse celle de la France, se trouve inextricablement lié à l’histoire de notre continent. Pourtant, malgré l’indépendance acquise le 24 août 1991, les difficultés liées à la sortie de l’ère soviétique et la versatilité des autorités n’ont pas permis d’envisager sérieusement l’accès de ce pays à la construction européenne. De leur côté, les dirigeants européens considèrent souvent l’Ukraine, au mieux, comme un Etat-tampon avec la Russie, au pire comme entrant naturellement dans l’aire d’influence russe. Or les événements récents, la Révolution orange, ont bousculé ces représentations. Ils ont suscité un intérêt nouveau pour ce pays dont l’importance stratégique n’avait jamais cessé d’exister. Aujourd’hui, la question de la place de ce pays en Europe doit être reconsidérée. Il convient de le faire en tenant compte de la signification et de la portée de la Révolution orange, mais aussi en appréciant l’engagement de l’Europe à l’égard de l’Ukraine.

La Révolution orange

Tout propos, aussi prudent soit-il, doit reconnaître que les événements de la fin de l’année 2004 expriment une volonté profonde de rupture avec les vestiges du soviétisme. Sans se hasarder à un bilan prématuré, l’interrogation sur la portée véritable de la Révolution orange demeure. La volonté de rupture ne serait-elle pas déjà en péril ?

Pour avoir une épaisseur historique indéniable, un événement doit marquer une coupure avec l’ordre antérieur. Mais, en même temps, il doit ouvrir des perspectives qui inaugurent, en quelque sorte, une ère nouvelle. La Révolution orange semble répondre à ces caractéristiques.

Rappelons brièvement son déroulement. Si 24 candidats se présentent au premier tour des élections présidentielles, seuls deux d’entre eux sont susceptibles de les remporter. V. Ianoukovitch, Premier ministre en fonction, bénéficie de la faveur du président L. Koutchma et des rouages d’une administration tentaculaire. Face à lui se trouve Viktor Iouchtchenko, chef du parti d’opposition « Notre Ukraine ». Très vite, la campagne électorale se transforme en un combat acharné où, de part et d’autre, pullulent les accusations, parfois abjectes. Les tracasseries administratives, les pressions sur les médias, jusqu’à la tentative d’assassinat sur la personne de V. Iouchtchenko rythment une campagne cruciale pour l’avenir de l’Ukraine. Les résultats du premier tour annoncent l’avance du candidat soutenu par le pouvoir. Le second tour, le 21 novembre 2004, confirme cette avance. Mais, l’opposition, avec une audace peu commune, refuse les résultats et dénonce les fraudes massives. Les réactions des observateurs internationaux renforcent sa détermination 1. Les recours déposés devant la Cour suprême et la menace du Parlement de démettre le Premier ministre coïncident avec les rassemblements sur les places et dans les rues. La poursuite de cette pression aboutit à un accord sur la tenue d’un troisième tour le 27 décembre 2004. Cette fois, V. Iouchtchenko remporte l’élection.

Mais cette victoire n’aboutit pas simplement au renversement d’un pouvoir de circonstance. Sa signification se déploie véritablement dans le rejet du régime dominant depuis 1991. En effet, si l’Ukraine est devenue indépendante, l’ambiguïté préside toujours à ses destinées. Cette ambiguïté trouve sa source dans le maintien de pratiques soviétisantes. Comment pourrait-il en aller autrement lorsque les dirigeants se succédant depuis l’indépendance ont pratiquement tous appartenu à la nomenklatura ? L. Kravtchouk, premier Président de l’Ukraine indépendante, et L. Koutchma, son successeur, ont exercé des fonctions éminentes au sein du PC d’Ukraine. De même qu’en Russie, beaucoup d’anciens cadres du parti ont profité des privatisations et contrôlent les principales richesses du pays. Ces oligarques cumulent les fonctions politiques, administratives et économiques les plus importantes 2, tentent par tous les moyens d’étouffer les concurrents 3 et pratiquent un népotisme des plus éclatants 4. Dans ce contexte, on comprend les paroles du nouveau Président, à l’issue de son investiture : « Je reviens à l’instant du Parlement. Là-bas, j’ai prêté serment solennellement, en récitant les termes de la Constitution. Ces mots sont restés inchangés. Pourtant, l’Ukraine est devenue différente, vous et moi sommes devenus différents. Nous nous sommes défaits des chaînes du passé » 5.

Cependant, quelles que soient la force et la sincérité d’un tel discours, tout renversement politique doit s’accompagner d’une construction pour éviter de sombrer à son tour. Or les mois passés et les échéances à venir assombrissent l’horizon du renouveau.

Une volonté en péril ?

Depuis l’élection de V. Iouchtchenko, l’activité en matière de relations extérieures a été intense, mais elle ne peut masquer les soubresauts de la vie politique ukrainienne.

Depuis janvier 2005, l’Ukraine réoriente sa politique internationale. De manière assez schématique, on constate un rapprochement avec les institutions européennes et atlantiques et une prise de distance vis-à-vis de la Russie. Mais cette nouveauté est moins une véritable originalité qu’une priorité plus nette donnée à des choix antérieurs. L’Ukraine bénéficie déjà de nombreux liens avec les institutions européennes. Elle est membre du Conseil de l’Europe, elle coopère avec l’Union européenne dans le cadre de l’Accord de partenariat et de coopération, conclu en 1994 et entré en vigueur le 1er mars 1998. Elle est engagée dans un partenariat avec l’Otan depuis 1991 (Conseil de coopération nord-Atlantique). En juillet 1997, elle signe la Charte de partenariat spécifique portant création de la Commission Otan-Ukraine. Le 22 novembre 2002, le plan d’action Otan-Ukraine est adopté à Prague. La volonté du nouveau Président ukrainien accentue cette politique, en attachant sans ambiguïté son pays aux institutions occidentales. Il se prononce pour l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Son Premier ministre et lui-même se rendent dans les Etats membres de l’Union, notamment en France. Le 21 février 2005, même sans perspective d’adhésion, l’Ukraine signe avec l’Union un plan d’action renforcée. Et, le 27 juin dernier, le Secrétaire général de l’Otan vient présenter à Kiev un document de travail en vue d’un dialogue plus étroit entre l’Otan et l’Ukraine.

Parallèlement, l’Ukraine tente de s’éloigner de la Russie, tout en cherchant à préserver des relations cordiales avec son voisin. Sa dépendance énergétique, l’aspiration d’une grande partie de la population à préserver des liens historiques, expliquent l’originalité des relations entre les deux pays. Depuis l’indépendance, des problèmes délicats les ont opposés : en particulier la question de la Crimée, donnée à l’Ukraine par Khrouchtchev en 1954 et peuplée d’une grande majorité de Russes, le partage de la flotte de la mer Noire et la délimitation territoriale dans la mer d’Azov. Pourtant, le plus ferme soutien de V. Ianoukovitch lors des élections présidentielles de 2004 fut le Président russe. Il s’agissait d’appuyer un candidat qui promettait un rapprochement avec la Russie en vue, notamment, de faire aboutir le projet de construction d’un espace économique commun réunissant la Russie, l’Ukraine, le Belarus et le Kazakhstan. Les orientations actuelles remettent bien sûr en cause cette politique, du moins pour le moment. Car, si les nouvelles lignes de la politique extérieure de l’Ukraine se dessinent peu à peu, le pouvoir se heurte à d’importants problèmes intérieurs.

Lutter contre la corruption, moderniser l’économie, combler les inégalités insupportables, suppose de réformer l’ensemble du régime politique. Cette entreprise titanesque subit bon nombre de perturbations. Par exemple, des privatisations douteuses ont certes été remises en question, comme Krivorijstal, première aciérie du pays, cédée à perte par l’Etat en 2003. Mais ces décisions exaspèrent les tensions déjà perceptibles dans l’équipe gouvernementale. V. Iouchtchenko ne bénéficie en réalité que d’une majorité composite. Ainsi, la Premier ministre se heurte au puissant P. Porochenko, secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense, soupçonné de corruption. Le conflit grandissant éclate le 8 septembre 2005 lorsque le Président renvoie le gouvernement. La crise est de taille qui préfigure les combats pour les élections législatives de mars 2006. Celles-ci devront, en grande partie, déterminer si la volonté née de la Révolution orange perdurera ou sombrera.

Quelles que soient ces graves incertitudes, l’Ukraine reste un enjeu pour l’Europe. Si sa place doit y être reconsidérée, c’est parce qu’elle s’apprécie aussi en fonction de l’engagement de l’Europe à son égard.

L’engagement équivoque de l’Europe

L’absence d’une véritable politique étrangère commune et, de ce fait, l’importance du jeu des relations bilatérales, font naturellement partie du fonctionnement de l’Europe. Par ailleurs, la question des relations avec la Russie influe sur le positionnement à l’égard de l’Ukraine.

Sans entrer dans la complexité des prises de position, remarquons les disparités au sein de l’univers européen. Le Conseil de l’Europe s’est particulièrement distingué en intervenant dès les premiers signes manifestes de fraude 6. Dans l’Union européenne, les réactions ont oscillé entre la fermeté du Parlement et l’attitude plus contrastée du Conseil européen. Le Parlement entrevoit clairement la question de l’intégration de l’Ukraine 7, mais le Conseil propose un renforcement de la coopération sans envisager l’intégration 8. L’Assemblée interparlementaire de l’Union de l’Europe occidentale, quant à elle, recommande simplement de « renforcer le dialogue avec l’Ukraine afin d’évaluer ses perspectives de liens plus étroits avec l’UE » 9.

Les relations bilatérales sont tout aussi disparates. Le cas le plus exemplaire est celui des relations entre la Pologne et l’Ukraine. Pendant toute la durée de la Révolution orange, les initiatives officielles ou plus officieuses n’ont pas manqué pour soutenir la mobilisation de l’opposition 10. Les raisons s’enracinent dans l’histoire. Une grande partie de l’Ukraine actuelle faisait partie de l’Union polono-lituanienne pendant plusieurs siècles. L’ouest de l’Ukraine garde des traces très profondes de cette période. Mais, si de nombreux liens se sont ainsi tissés, il n’en demeure pas moins que, périodiquement, des souvenirs douloureux ressurgissent aussi. Ce fut le cas en 2003 lors de la commémoration des massacres en Volhynie de juillet 1943. Pourtant, depuis 1991, les relations entre l’Ukraine et la Pologne sont cordiales et à certains égards exemplaires. Le déploiement du bataillon polono-ukrainien au Kosovo le montre. Au-delà de ces relations historiques, on ne peut oublier l’importance du voisinage russe. La Pologne, jeune membre de l’Union européenne, membre actif de l’Otan, est également un ancien satellite de l’Urss. Son désir de voir l’Ukraine détachée de Moscou s’explique aussi par la volonté de ne pas revivre les affres d’un passé encore proche.

Si nous prenons maintenant le cas de la France ou de l’Allemagne, nous comprenons, dès lors, que les raisons d’entretenir des relations avec l’Ukraine diffèrent. Pour ces deux pays, la Russie reste un partenaire stratégique. L’axe Paris-Berlin-Moscou, esquissé lors de la deuxième guerre du Golfe ou, récemment, l’alliance énergétique entre l’Allemagne et la Russie le rappellent 11.

Une occasion pour l’Europe ?

Le 1er mai 2004, huit pays d’Europe centrale et orientale sont entrés dans l’Union. La Roumanie et la Bulgarie doivent rejoindre ce mouvement en 2007. Nous assistons à un tournant historique d’envergure. le mouvement est-il pour autant arrivé à son terme ? Ne peut-on pas ainsi se demander si l’Ukraine n’a pas vocation à intégrer l’Union ?

L’Ukraine semble faire un choix crucial dans ses orientations stratégiques. Certes, elle appartient à l’Europe par son histoire et par sa culture. Certes, elle représente un potentiel économique remarquable malgré les difficultés de la transition. Mais elle est aussi un acteur indispensable en matière de sécurité régionale. Elle participe déjà au maintien de la paix au Kosovo. Elle se trouve surtout au cœur de conflits ouverts ou latents. Les problèmes de délimitations frontalières avec la Roumanie et la Russie et les frictions avec le Belarus rappellent que l’Ukraine reste un carrefour stratégique. De sa stabilité dépend en grande partie celle de la région.

Pourtant, l’Union européenne ne semble prêter qu’une attention limitée à cet enjeu 12. Alors que l’Ukraine vit des bouleversements qui décident de son avenir, l’Europe connaît une crise grave. Au-delà du rejet du Traité constitutionnel par la France et les Pays-Bas, on s’interroge sur la raison d’être de la construction européenne. Pourquoi l’Europe, si ce n’est pour assurer la paix et la justice sur un continent dévasté par les guerres ? Ce principe, et nul autre, explique l’existence de l’Europe. A ce titre, l’Ukraine doit devenir partie prenante de la dynamique communautaire, les gloires et les drames de son histoire lui conférant suffisamment de titres pour y participer. Dans cette perspective, la question de l’intégration prend une autre dimension. Elle n’est plus seulement la réponse à l’accomplissement de conditions économiques et politiques, elle devient elle-même la condition de la stabilité et de la sécurité. L’intégration n’est plus une fin, mais un moyen.

Même si les espoirs nés de la Révolution orange se heurtent à des réalités politiques incertaines, le regard ne doit pas seulement porter sur le court terme. Répondre à l’enjeu ukrainien est une occasion pour que l’Europe se ressaisisse de sa vocation. C’est en renouant avec celle-ci que l’Europe pourra offrir une juste place à l’Ukraine, mais aussi répondre à la question du 21e siècle, celle des relations avec la Russie.

Alexandre Scaggion



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1 / Communiqués du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE, 10-11-12/05.

2 / L. Koutchma, avant sa première élection en 1994, était le Président de l’Union des industriels et entrepreneurs.

3 / Les affaires d’assassinats de journalistes enquêtant sur les pratiques mafieuses sont nombreuses (voir, par exemple, la requête N° 34056/02 Gongadze c/ Ukraine, enregistrée auprès de la CEDH).

4 / Ainsi, un des bénéficiaires de la privatisation en 2003 de Krivorijstal, première aciérie ukrainienne, est V. Pintchouk, gendre de L. Koutchma.

5 / Discours de V. Iouchtchenko le 23 janvier 2005, place de l’Indépendance à Kiev.

6 / Rapport du Président du Comité des ministres du 12/11/04 ou encore décisions du Comité des ministres du 14/01/05, wwww. coe. int.

7 / Résolution du 13/01/05.

8 / . Session spéciale du Conseil de coopération UE-Ukraine du 21 février 2005.

9 / . Recommandation n°2 du rapport du 14/06/2005 sur « la coopération en matière de sécurité entre l’UE et son proche voisinage à l’Est ».

10 / Par exemple, le déplacement de Lech Walesa en Ukraine fin novembre 2004.

11 / . Signature le 8/09/2005 d’un contrat portant sur la construction d’un gazoduc sous la mer Baltique à destination de l’Allemagne.

12 / . Rapport de l’Assemblée interparlementaire de l’UEO, « La coopération en matière de sécurité entre l’UE et son proche voisinage à l’Est », 14 juin 2005, p 15.


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