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La politique européenne d’immigration a pris un tournant sécuritaire, confirmé par les sommets de Séville (2002) et de Thessalonique (2003) qui font du contrôle des frontières un objectif prioritaire de l’Union. Au sommet de Séville, la création de garde-frontières européens avait été proposée pour lutter plus efficacement contre l’immigration clandestine. L’idée de responsabiliser les Etats du Sud, en conditionnant l’aide qui leur est accordée à leur coopération au contrôle des irréguliers y fut finalement repoussée par la France et la Suède. Or un pas supplémentaire a été franchi avec la proposition britannique de créer des lieux de rétention pour étrangers dans la presque totalité des pays européens et aux abords de l’Europe, dans les Etats riverains : la création de camps pour demandeurs d’asile en attente de visas. Il s’agit là, au début du vingt-et-unième siècle, de méthodes de rétention interne et externe, hors de la vue des citoyens, au mépris des principes fondamentaux des droits de l’homme, brouillant un peu plus les frontières de l’Europe.
En décembre 2002, le ministre de l’Intérieur décide de fermer le camp de Sangatte où étaient rassemblés tous ceux qui voulaient aller jusqu’en Angleterre, candidats au voyage aussi incertain que périlleux (Kurdes, Afghans, Pakistanais…). La concentration sur cet espace de tous ceux qui étaient arrivés jusqu’à la frontière de la mer faisait prendre conscience de ce que représente une barrière géographique pour tous ceux qui n’ont pas de papiers : immigrés économiques et demandeurs d’asile désireux de fuir la guerre et la misère pour tenter leur chance ailleurs, considérant que, chez eux, il n’y a aucun espoir. Sangatte est fermé, mais les réfugiés en puissance continuent d’arriver à Calais ou à se regrouper à Paris, dans le quartier de la gare du Nord, point de départ de l’Eurostar, dans les jardins publics avoisinants où ils dorment « à la belle étoile », hiver comme été. Parmi eux, certains sont des mineurs, de 15 à 18 ans, qui ont appris sur le tas les langues des pays qu’ils ont traversés, au fil d’un voyage au long cours, secourus par des associations. Un fichage digital et anthropométrique des entrants illégaux a été mis en place, en même temps qu’une politique tendant à mesurer l’efficacité des reconductions à la frontière. Ceux qui ont réussi à passer entre les mailles du filet viendront sans doute grossir les rangs des « ni, ni », ni expulsables (pour raisons humanitaires ou familiales), ni régularisables – ils ne répondent aux critères ni d’attribution du droit d’asile, ni de régularisation. Une frontière interne se creuse ainsi, non plus entre nationaux et étrangers, ni entre Européens et non Européens (elle existe à travers le régime des visas), mais entre ceux qui ont des papiers en règle et ceux au statut précaire. La peur de l’invasion, de la déferlante migratoire, et plus encore des atteintes à l’Etat providence justifie, à l’échelon européen, ces formes d’enfermement.
Des camps et des centres d’enfermement des étrangers existent en Europe 1. La multiplication de ces espaces, souvent à proximité des aéroports, est révélatrice d’un durcissement des mentalités à l’égard des étrangers, suspects d’être des « faux » (demandeurs d’asile, bénéficiaires du regroupement familial, candidats au mariage, étudiants…). On dénombre environ 200 camps fermés sur le territoire de l’Europe des vingt-cinq (15 en Allemagne, 18 en France, 18 en Grèce, 13 en Italie, 23 en Pologne) et dans les pays limitrophes, à l’est et au sud (Algérie, Maroc, Liban, Turquie, Albanie, Bulgarie, Roumanie, Russie, Serbie, Ukraine, Monténégro) : une réalité souvent inconnue des citoyens européens.
Leur statut peut varier (prisons, zones d’attente, centres de rétention, lieux informels ceints de barbelés), en fonction de la situation des étrangers qui s’y trouvent : attente d’admission sur le territoire ou d’éloignement pour tous ceux dépourvus des papiers requis, attente de reconduction à la frontière pour les déboutés du droit d’asile et les étrangers en séjour irrégulier, avant l’expulsion, l’extradition, l’interdiction du territoire pour raison pénale. C’est dans ces lieux fermés ou semi fermés que se trouvent les vraies frontières de l’Europe. Les conditions de séjour, décrites et dénoncées pour la France, entre autres, par Louis Mermaz, y sont très critiques 2 et portent parfois atteinte à la dignité de la personne. Un arsenal de charters et de places sur des vols réguliers ainsi que dans les bateaux vient compléter le dispositif.
En France, l’effectivité des reconduites à la frontière s’est accrue : en 1998, sur 44 513 décisions prononcées, 7 735 avaient été exécutées ; en 1999, sur 39 855, 7 821 ; en 2000, sur 43 019, 9 230 ; en 2001, sur 43 142, 8 604 (soit un taux d’environ 18%). Il faut y ajouter les expulsions : 780 en 1997, 636 en 1998, 600 en 1999 et les réadmissions dans les pays d’origine : 12 500 en 1998, 15 000 en 1999, toutes exécutées. En 2002 3, 55 700 mesures d’éloignement étaient prononcées (toutes catégories confondues), et 21 100 exécutées, avec un taux d’efficacité allant de 97% pour les réadmissions à… 0% pour les arrêtés préfectoraux de reconduites à la frontière (en passant par 68% pour les expulsions, 60% pour les interdictions du territoire français, 41% pour les reconduites à la frontière sur interpellation). En 2003, le taux d’efficacité aurait augmenté de 12,9% et en 2004 d’environ 40%.
A l’aube des années 1990, le régime des visas, assorti de sanctions contre les transporteurs et d’accords de réadmission avait déjà entraîné la constitution de zones tampons hors d’Europe en délégant le contrôle des frontières de l’Europe aux pays riverains, de l’est et du sud 4. Depuis, le système s’est renforcé. En 2003, une proposition britannique de Tony Blair, alors contrée par l’Allemagne et la Suède au sommet de Thessalonique, appelait à créer des zones de protection spéciale dans les pays d’origine, des centres de transit pour prendre en charge la demande d’asile à la périphérie de l’Europe, souvent en échange d’une aide économique ou dans la perspective d’une candidature réussie à l’Union européenne. Mais voici que durant l’été 2004, le ministre de l’Intérieur allemand Otto Schily réclame à son tour l’installation de camps en Afrique du Nord, où seraient retenus les demandeurs d’asile en attente d’examen. Le gouvernement italien en reprend l’idée (« des portails d’immigration ») et la Commission européenne débloque des fonds (pour un million d’euros) pour mettre en place des centres pilotes dans les pays de transit au Maghreb, Libye et Mauritanie incluses 5. Ainsi, le recours contestable à la notion de pays sûr, de pays tiers sûr, d’asile interne, qui déjà écorne fortement le droit d’asile, se trouve complété par cette autre idée : l’externalisation de la demande, avec pour message « d’aller s’adresser ailleurs ». La rive sud de la Méditerranée serait transformée en vaste zone d’attente. De même, l’idée d’un camp pour Tchétchènes en Ukraine a été lancée par l’Autriche et les pays baltes. Mais, dans la défense du droit d’asile, le Haut Commissariat aux Réfugiés lui-même avance-t-il un message suffisamment fort ? Il a développé, depuis les années 1990, le thème de la protection subsidiaire, en soutenant le maintien sur place des populations menacées…
Les compagnies aériennes sont l’un des multiples acteurs de cette volonté d’externalisation. A la veille du 1er mai 2004, date de l’entrée en application de la communautarisation des décisions sur l’entrée et l’asile en Europe, conférant à la Commission européenne le pouvoir exclusif pour les initiatives sous forme de directives, l’adoption d’une proposition espagnole a responsabilisé les compagnies aériennes pour l’identification des passagers en direction du territoire européen. Pour les gouvernements, ce système présente plusieurs avantages : la compétence du contrôle des frontières est déléguée à la compagnie aérienne, qui doit former des agents, payer éventuellement l’amende… Ce contrôle se fait à distance (au départ), hors des frontières de l’Europe, et parfois la compagnie garde les passagers dans la zone de transit. Des agents de sécurité privés sont embauchés et des agents de l’Etat d’accueil peuvent être introduits dans les aéroports de départ. Ainsi, plus de 5 000 personnes par an ne sont pas embarquées par Air France : bel exemple de privatisation des politiques publiques. Cette régulation à distance, qui participe de la mise à l’écart géographique des étrangers, est de moins en moins sous le regard du citoyen. Elle peut conduire à la construction de « profils » d’indésirables, même quand les personnes n’y correspondent pas. Le système, cependant, ne fonctionne pas aussi bien que prévu et la politique européenne, aussi répressive soit-elle, pèse de peu de poids face à la détermination des migrants de partir et face à l’économie du passage qui s’est installée autour des frontières.
La fermeture des frontières a créé, au fil des années, une économie du passage clandestin, qui s’est muée, à l’instar de la prohibition de l’alcool dans les Etats-Unis des années 1930, en un trafic mafieux d’immigration, de papiers, de fourniture de main-d’œuvre. Cette économie de l’immigration clandestine, véritable réseau transnational pour lequel la frontière est une ressource, un marché, une entreprise, conduit à des formes d’esclavage moderne. Les candidats au voyage mettent parfois plusieurs années pour rembourser, à la sueur de leur front et à la merci de la police et de l’employeur, le coût du transport, quand ils ne trouvent pas la mort, comme à Gibraltar où l’on compte quelque 10 000 morts en cinq ans dans le détroit depuis 1999. En Italie, malgré une défense quasi militaire des frontières maritimes dans les Pouilles et les îles siciliennes, on dénombre officiellement plus de 1 000 morts par an, alors que 28% du Pib italien viendrait de l’économie informelle.
Le prix du voyage peut varier de 10 à 20 000 euros pour un Chinois et de 1 500 à 7 000 euros pour un Marocain, selon que le voyage s’effectue par camion et bateau ou par car et par avion. La frontière devient une ressource d’autant plus lucrative qu’elle est difficile à franchir et la sécurisation européenne tend à faire monter les prix, transformant une économie informelle en économie organisée. C’est le trafic des migrants qui a conduit les cargos épaves sous pavillons de complaisance, depuis les années 1990, à finir leur voyage au large de l’Europe, et qui a reconverti des pêcheurs en conducteurs de pateras ou de zodiacs 6. Des villes comme Tanger, Ceuta, Melilla, au Maroc, comme Durrës en Albanie, sont devenues des plaques tournantes de ce commerce fructueux 7. Souvent, le prix du voyage est tel qu’il nécessite un voyage au long cours, avec arrêt en chemin pour financer la suite du périple. Parfois, les filières sont mafieuses du début jusqu’à la fin, car les candidats au départ sont mal informés de leur devenir en Europe : prostitution, trafics d’êtres humains. Environ 120 000 personnes originaires de Roumanie, d’Ukraine, de Moldavie, d’Albanie, feraient ainsi l’objet chaque année de réseaux, éblouies par l’argent facile proposé à l’Ouest.
Le migrant « type » est un homme jeune, relativement scolarisé, soutenu par sa famille qui a financé le voyage. Il a transité par plusieurs pays. Le transport a souvent été assuré par le même réseau, du début jusqu’à la fin, suite à un contrat verbal. L’économie du passage s’accompagne d’une autre économie de la frontière, fondée sur les échanges transfrontaliers : trabendo (commerce de contrebande), marchés de la frontière, et, bien sûr, travail clandestin. Ainsi, la ville de Bari, capitale des Pouilles, a absorbé 45% de la présence étrangère de la région, même si tous les étrangers ne sont pas irréguliers.
Une telle situation renvoie à deux questions, et d’abord celle de l’Etat de droit concernant les étrangers dans l’espace européen. Nous sommes dans un système où les pratiques échappent au regard du citoyen, tant sur place que dans les pays de départ et de transit, où les compétences sont parfois déléguées à des acteurs privés. Quels recours sont possibles dans des camps ignorés du public et, de surcroît, situés en territoire étranger parfois peu respectueux des droits de l’homme ? La deuxième question est celle des frontières de l’Europe. Avec l’immigration, la frontière se déplace. Tantôt elle est intérieure, sur le territoire même de l’Union, par la hiérarchie des statuts et l’exclusion de ceux qui n’en ont pas, tantôt elle est extérieure, aux marches de l’Europe, fixée sur des lieux emblématiques du passage ou dans les terres de départ et de transit et les bureaux des consulats et ambassades. Mais d’autres frontières s’ouvrent, celles des multiples échanges économiques, culturels, familiaux : télévision là-bas, antennes paraboliques ici, marché des biens de consommation des deux côtés, commerce transnational, trafics en tous genres, pénuries de main-d’œuvre. Ces réseaux sont souvent des facteurs d’appel plus puissants que la dissuasion pratiquée par l’externalisation de la frontière, dont la dimension symbolique est surestimée par les décideurs européens. Ils reflètent la contradiction essentielle entre la mondialisation des échanges, l’aspiration à la mobilité des hommes et la sécurisation de l’immigration.
1 / Voir le dossier et la carte de Migreurop, joint au n°62 de Plein droit, octobre 2004, « Expulser ».
2 / Louis Mermaz, Les geôles de la République, Stock, 2001, 260 p.
3 / Pour 2002, 2003, 2004, voir Danièle Lochak, « Eloigner, une tâche comme une autre », Plein droit, n° 62, octobre 2004.
4 / Voir sur ce point les travaux de Didier Bigo, de Virginie Guiraudon et de Jérôme Valluy dans Cultures et Conflits (divers numéros) et Wenceslas de Lobkowvicz, L’Europe et la sécurité intérieure. Une élaboration par étapes, La Documentation française, 2002, 246 p.
5 / Un accord a été signé en octobre 2004 entre Berlusconi et Khadafi sur la coopération italo-libyenne en matière de flux clandestins, la Libye servant de zone de sas.
6 / Maria del Mar Bermudez, Le mirage des frontières. Les migrations clandestines et leur contrôle en Espagne. Thèse, Institut d’études politiques de Paris, décembre 2004.
7 / Cf. « Eclats de frontières », La Pensée de midi, n° 10, été 2003.