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Dossier : Une nouvelle Afrique du Sud

Les racines du nouvel État de droit


C’est autour du droit que s’est reconstruit l‘Etat. Expérience unique de synthèse entre plusieurs influences juridiques, internes et extérieures.

Le succès de la transition sud-africaine du régime d’apartheid vers la démocratie s’est répercuté à travers des images emblématiques dont la figure du président Nelson Mandela est la plus forte. Un tel « miracle » ne s’est pas produit sans transformation des structures et des règles juridiques. Nombre de personnes ont travaillé dans l’ombre et permis l’adoption d’une nouvelle Constitution démocratique, qui a puisé ses sources dans les traditions historiques du régime juridique, tout en bénéficiant des instruments modernes du constitutionnalisme comparé. La nouvelle Afrique du sud a prouvé qu’un État pouvait se créer en développant un régime juridique mixte.

Un rappel de la situation juridique antérieure s’impose pour comprendre le rôle du droit dans la transition. L’Afrique du sud, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’appartient pas à une famille juridique définie – tradition de Common Law ou tradition de droit civil (droit écrit)1. Elle a toujours emprunté à ces deux régimes pour déboucher sur un système de droit mixte. Ayant connu des phases successives de colonisation par les Hollandais puis par les Anglais, les Sud-Africains ont appliqué parallèlement le Roman-Dutch Law (droit écrit) dans certaines branches du droit et la Common Law dans d’autres. Ce particularisme s’est doublé historiquement d’une reconnaissance des droits coutumiers dans les rapports interpersonnels (droit civil, droit commercial, certaines infractions pénales), justifiant que la Common Law ne constitue qu’un droit par défaut lorsque les parties ne réclamaient pas au juge l’application d’un droit particulier. Cette coexistence non pas de deux mais de plusieurs régimes juridiques se réalisait dans une certaine harmonie : il revenait aux parties lors d’un procès de s’accorder sur les règles qu’elles souhaitaient se voir appliquer. Elle représentait davantage la conséquence du colonialisme, développant déjà l’idée d’un développement séparé des races plus que la volonté de préserver les coutumes et les traditions des populations noires.

À côté des grands principes du régime juridique officiel de l’Afrique du sud s’affichait une autre réalité, moins présentable, qui permit au pouvoir politique de se servir de la règle juridique pour établir des discriminations entre les individus en raison de leur couleur et les catégoriser suivant leurs origines. L’apartheid sud-africain n’était rien d’autre que la traduction juridique d’une doctrine politique. Les lois discriminatoires ont commencé à être promulguées au début du xxe siècle (expropriation des terres en 1913), pour atteindre leur apogée au milieu des années 80. Mais cette discrimination se couvrait d’un habillage juridique apparemment présentable en raison de son organisation et de sa cohérence extérieure : il existait une Constitution, des principes généraux du droit issus de la Common Law, une séparation (officielle) des pouvoirs… L’autoritarisme politique apparaissait toutefois rapidement. Le régime juridique présentait deux facettes : l’une, officielle, où tous les individus étaient soumis aux règles existantes, l’autre, officieuse, où les autorités ou les individus détenant une parcelle de l’autorité publique se soustrayaient à la règle et agissaient dans un univers de non droit. Cette duplicité politico-juridique a permis

au régime d’apartheid de survivre officiellement pendant un demi-siècle.

Comment le droit a-t-il donc pu regagner la confiance de toutes les parties et devenir un instrument clef de la transition démocratique ? On peut illustrer ce rôle du droit à travers certains traits fondamentaux de la nouvelle démocratie sud africaine : le processus constituant, la Constitution, la création de la Commission Vérité et Réconciliation.

Une expérience unique

Le processus constituant est à lui seul révélateur du rôle capital que la règle de droit a joué dans l’élaboration d’une nouvelle constitution (en réalité de la Constitution intérimaire de 1993 et de celle de 1996 adoptée par l’Assemblée constituante). Il faut se remettre à l’esprit que lorsque le président sud africain F.-W. De Klerk ordonna la libération des prisonniers politiques (dont Nelson Mandela) et leva l’interdiction des partis politiques tels l’ANC et le PAC, un processus irréversible s’enclencha. La question était de savoir comment il s’organiserait. Il n’existait pas d’autre issue que la négociation, mais sur quels fondements ? Le paradoxe du processus tenait à l’absence de légitimité juridique des participants. Il fut décidé de créer un forum national constitutionnel, baptisé Codesa (Conférence pour une Afrique du sud démocratique), où furent invités tous les partis ou mouvements politiques. Très vite, il apparut que l’enthousiasme des participants ne pourrait compenser l’absence de méthode et de procédure. Mais, dès cet instant, la règle de droit fut invoquée par tous comme le plus petit dénominateur commun. Elle constituait un langage que tout le monde comprenait et auquel on faisait confiance : non plus la règle qui permettait la domination d’un groupe sur un autre, mais celle d’un régime démocratique, qui s’impose et garantit les mêmes droits et obligations à tous.

L’enlisement de la Codesa donna lieu à de multiples rebondissements conduisant à plusieurs reprises le processus près de l’échec. Deux aspects demeuraient toutefois présents en permanence : la volonté politique d’aboutir des principaux protagonistes ; la croyance indéfectible dans le constitutionnalisme comme fondement de la nouvelle démocratie. Le processus constituant fut réparti en plusieurs étapes.

La première servit à déterminer les principes constitutionnels. 34 principes furent ainsi définis, formant le noyau dur de la future Constitution de 1993. Ils correspondent à des règles classiques des constitutions démocratiques et permettent le respect d’un équilibre entre les parties. Parmi eux, on trouve quelques règles fondamentalement nouvelles : la garantie des droits fondamentaux, la création d’une Cour constitutionnelle, la séparation des pouvoirs, la garantie de l’autonomie des provinces, la réalisation d’un processus constitutionnel en quatre phases – établissement d’une constitution intérimaire, élections générales libres et démocratiques, adoption d’une constitution définitive par l’Assemblée constituante ; contrôle du texte final par la Cour constitutionnelle.

Ce processus n’a pas été dicté par le régime juridique antérieur ou par une quelconque autorité extérieure. Il résulte davantage d’une combinaison d’influences d’autres expériences récentes en matière d’écriture constitutionnelle ainsi que d’un certain bon sens. En revanche, la Common Law n’a eu ici que peu d’influence. L’Afrique du sud s’est davantage rattachée au modèle européen du constitutionnalisme postérieur à la seconde guerre mondiale qu’à la tradition britannique du modèle de Westminster.

Une autre facette du processus tient au compromis qu’il a cherché à instaurer. Le recours à la règle de droit s’est opéré en échange d’un renoncement à la violence. Les parties ont placé leur confiance dans le respect de la Constitution, nouvelle règle du jeu. Les choix se sont opérés en tenant compte de tous les partenaires, faisant place à la diversité culturelle et linguistique de la Nation Arc-en-Ciel. La participation d’institutions comme le Conseil des Chefs traditionnels aux négociations constitutionnelles est assez rare pour être mentionnée.

L’ensemble de la procédure souligne à quel point le processus constituant est moins le fruit d’une tradition juridique que d’une synthèse de l’ensemble des influences, internes mais aussi extérieures, qui en ont fait une expérience unique.

Le texte constitutionnel

Bien qu’il y ait eu deux textes constitutionnels – celui de 1993 et celui de 1996 –, leur architecture et leur contenu sont suffisamment proches pour les appréhender en bloc. Ils tranchent par leur contenu avec les précédentes Constitutions de 1961 et de 1983. L’Afrique du sud crée un véritable État de droit – baptisé Constitutional State – qui tourne le dos au régime précédent et fait de la protection des droits fondamentaux de l’individu la pierre angulaire du nouveau régime. Le texte, long et détaillé, inclut tous les éléments d’une démocratie moderne : la séparation des pouvoirs, les compétences des Provinces, les relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, l’indépendance de l’autorité judiciaire, le rôle des autorités indépendantes (commission des droits de l’homme, de l’égalité homme/femme, électorale…), le statut de l’armée, le contrôle des finances, le statut du droit international. Dans cet ensemble, le droit coutumier et la Common Law sont reconnus comme source du droit mais sont soumis à la Constitution. Cette reconnaissance officielle, inhabituelle pour le droit coutumier, est à souligner.

La protection des droits fondamentaux représente l’élément phare du nouveau texte. La charte des droits est l’une des plus complètes et des plus modernes. Elle est issue d’un croisement des standards internationaux universels et des particularités liées au passé de l’Afrique du sud. L’égalité, la restitution des terres, le droit à la différence culturelle marquent la volonté de tourner la page et de reconstruire une société qui se situe à l’opposé du régime d’apartheid. Cette charte démontre à nouveau combien la nouvelle Constitution a puisé ses racines dans la tradition et le modernisme mais également dans les champs interne et international.

Car la place du droit international se trouve rehaussée dans la Constitution. Pendant des années, l’Afrique du sud avait été mise au ban des nations. Elle n’a pas voulu seulement retrouver sa place dans le concert des États et des organisations internationales, mais elle a voulu montrer l’exemple en intégrant les standards internationaux à la fois comme norme et comme sources d’interprétation du droit dans son propre ordre juridique.

La Cour constitutionnelle est un autre élément de l’édifice constitutionnel. Seule juridiction à être créée, alors que les juges de l’ancien régime sont tous restés en place, la lourde tâche lui est confiée d’assurer la suprématie de la Constitution. Sa composition, ses fonctions, son rôle en font une institution clef. Elle saura s’imposer dès le début en rendant des décisions marquantes – l’inconstitutionnalité de la peine de mort ou des châtiments corporels, par exemple – et participer activement à la construction du nouvel État de droit. De même, elle saura parfaitement s’acquitter de sa mission de synthèse des différentes influences juridiques, imposera sa décision de validation de la Constitution de 1996 et sera respectée de tous. Les femmes et les hommes qui la composent sont non seulement de grands juristes, mais ils ont aussi démontré leur sensibilité à l’état de la société en agissant avec une indépendance à laquelle il faut rendre hommage. Rarement dans l’histoire des cours constitutionnelles une juridiction aura autant fait en si peu de temps !

La Commission Vérité et Réconciliation

L’évocation de la reconstruction de l’État de droit ne saurait enfin omettre le rôle joué par la Commission Vérité et Réconciliation. Cette Commission, acceptée à l’origine comme un compromis entre l’amnistie générale des crimes commis durant la période d’apartheid et la poursuite pénale devant un tribunal constitué suivant le modèle de Nuremberg, avait été inscrite dans le texte de la Constitution de 1993. Elle a eu pour rôle de révéler la vérité des atrocités commises par toutes les parties depuis 1960. Elle était composée de trois comités : celui de violation massive des droits de l’homme ; celui des réparations ; celui dit d’amnistie, chargé de déterminer au cas par cas si une personne ayant commis certaines violations méritait une immunité de poursuites pour avoir dit la vérité et accepté ses responsabilités.

La Commission a travaillé pendant plus de cinq ans. Ses travaux ont permis de publier un rapport en six volumes décrivant la réalité de ce qui s’était passé, d’identifier les victimes du régime d’apartheid et d’octroyer l’immunité de poursuites à un peu plus de la moitié des demandeurs d’amnistie. Incontestablement, ce processus a été fondé et rendu possible par l’ancrage de certaines valeurs coutumières dans les mentalités, notamment celle d’ubuntu, un concept qui se situe entre le pardon et la réintégration de l’auteur dans la société.

Comme la Constitution, le processus de justice transitionnelle (appellation générique des commissions vérité et réconciliation) a puisé ses ressources dans les exemples offerts en droit comparé (Argentine, Chili) ainsi que dans les racines de la société sud africaine. Il révèle un double mouvement. D’une part, la société sud africaine gère son avenir en intégrant son passé : le droit sud-africain traduit le multiculturalisme de la société et sa capacité à accepter ses origines. D’autre part, le droit a permis de légitimer cette nouvelle société en la conduisant à se regarder dans un miroir et à réitérer son enracinement dans cette diversité culturelle. Cette écriture de l’histoire, si douloureuse soit-elle, était nécessaire pour les futures générations en quête d’identité.

Le résultat fut décrié de l’extérieur comme permettant aux bourreaux d’échapper à la sanction. Mais la sanction était-elle possible dans ce contexte de reconstruction ? Ce processus aura en tout état de cause permis de restaurer la dignité des victimes. Il aura aussi illustré la capacité d’une société tout entière à accorder sa confiance à la règle de droit plutôt qu’à la violence pour sortir d’un conflit qui promettait pourtant, selon les observateurs, de se transformer rapidement en un bain de sang.



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