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Dossier : Une nouvelle Afrique du Sud

Gulliver à Lilliput


« Renaissance africaine » et aujourd’hui « partenariat » (Nepad), l’Afrique du Sud a opté pour un modèle de développement.

Projet – La transition économique sud-africaine se passe-t-elle plus difficilement que la transition politique ?

Jean-Pierre Cling – J’ai vécu en Afrique du Sud dans les années 90 et y suis retourné en 2004. Entre temps, les choses ont beaucoup changé sur le plan politique. Lors de l’élection présidentielle en 1994, la première démocratique, le climat était très tendu et celle de 1999 a suscité de nombreuses appréhensions : un scénario catastrophe laissait même attendre une guerre civile après le départ de Mandela. La dernière campagne présidentielle s’est déroulée dans le calme et la sérénité. En ce qui concerne la situation économique, la première impression est peut-être que rien ne change. Mais les apparences sont trompeuses. Je dirais que l’évolution peut être mesurée à l’aide de deux comparaisons : par rapport à la situation dominante à la fin de l’apartheid, et par rapport à l’environnement régional africain.

On a souvent présenté la situation de manière fallacieuse, comme si l’héritage de l’apartheid était positif. Or, en 1994, l’Afrique du Sud n’était absolument pas une économie prospère à protéger. Le revenu par habitant avait cessé de croître depuis 1980. On connaissait même une récession depuis le début des sanctions financières prises contre le régime d’apartheid. Le climat était marqué par l’instabilité budgétaire et l’inflation. Depuis 1994, la reprise est indéniable, la difficulté étant pour le nouveau pouvoir de relancer la croissance, tout en redressant la situation macro-économique dont il avait hérité et tout en satisfaisant les formidables attentes de la population. Le revenu par habitant a augmenté de 15% en dix ans et la croissance a été particulièrement forte l’an dernier, grâce à la hausse du prix des matières premières.

Par rapport aux autres pays du continent, la comparaison est plus difficile car les évolutions de ces pays sont très contrastées, même si l’Afrique dans son ensemble a connu une reprise économique depuis le milieu des années 90. Le taux de croissance de l’Afrique du Sud en 2004 (3,5 % environ) est inférieur à la moyenne africaine (plus de 4 %), mais le point de départ n’est pas le même. Quoi qu’il en soit, l’espoir né en 1994 que l’Afrique du Sud constitue la « locomotive » du continent africain ne s’est pas encore réalisé.

Projet – Pourquoi l’économie sud-africaine était-elle bloquée en 1994 ? Est-ce que la situation repose toujours sur les mines et des produits peu transformés, ou d’autres secteurs deviennent-ils prépondérants ?

Jean-Pierre Cling – La rente minière s’épuisait depuis longtemps et l’embargo décidé contre le régime de l’apartheid a bien sûr aggravé la situation. Ce régime avait fini par bloquer totalement l’économie sud africaine, qui était de plus complètement refermée sur elle-même dans le cadre de la politique de substitution des importations. Même si l’or continue à décliner, les mines restent importantes pour l’économie du pays (platine, diamants et autres métaux précieux). L’agriculture de rente représente aussi un secteur important et donne lieu à des exportations de produits agricoles vers l’Europe. Par ailleurs, les services occupent une large place, en particulier les services financiers (la place boursière de Johannesburg figure aux tout premiers rangs parmi les pays émergents). En revanche, les industries traditionnelles ont du mal à se développer et à se hisser au niveau international ; ainsi, le déclin du textile est irréversible et la suppression des quotas va encore l’accélérer. L’Afrique du Sud ne peut plus réussir à concurrencer la Chine dans ce domaine.

Mais quelques secteurs industriels ont bien réussi, comme l’industrie automobile, qui a bénéficié d’un programme public (Midp). Elle est désormais fortement exportatrice et sa croissance est très rapide. Dans les années à avenir, il faut que l’Afrique du Sud se spécialise dans quelques créneaux si elle veut s’en sortir.

Projet – Quels sont les effets du programme Gear (Growth Employment And Redistribution) ? Est-il strictement libéral, dans l’accent qu’il met sur la rentabilité et l’efficacité ?

Jean-Pierre Cling – Lorsque l’Anc est arrivé au pouvoir en 1994, il avait un programme  social de grands travaux, intitulé RDP (Reconstruction and Development Programm), difficile à mettre en œuvre. Dès 1996, sans abandonner le programme RDP d’accès au service public, le gouvernement met en route le Gear, Growth Employment And Redistribution, dans lequel la redistribution passe en dernière position, et qui est le symbole d’une politique macro-économique libérale d’inspiration Fmi et Banque mondiale. C’est le gouvernement de l’Anc qui a libéralisé l’économie sud africaine et non pas le régime précédent. Les objectifs du programme en matière d’inflation et de déficit budgétaire ont été atteints voire dépassés. Mais la prévision de croissance de 6 %, elle, n’a pu être réalisée (3 % seulement en moyenne au cours des quatre dernières années). En conséquence, il y a eu trois millions de chômeurs supplémentaires entre 1996 et 2003 (on est passé de 20 à 30 % de l’ensemble de la population, ce qui signifie 10 % des blancs et au moins 50 % des noirs ou métis). Cet échec est bien sûr très important, car une croissance sans emploi signifie augmentation de la pauvreté et aggravation des inégalités qui sont parmi les plus élevées du monde. Il y a aujourd’hui des pauvres blancs et si, parmi les noirs, on voit une classe moyenne émerger, les pauvres s’enfoncent dans la pauvreté.

Mais il ne faut pas oublier que ce gouvernement est parti de zéro en matière de transferts sociaux et que ceux-ci sont aujourd’hui très importants. Sept millions de personnes bénéficient du programme d’aide sociale. Si l’on revient sur les promesses de 1994, on constate que beaucoup a été fait : en matière de construction de logements, d’accès à l’électricité et à l’eau potable, de couverture médicale des enfants, et de formation-qualification. Environ un million de logements ont été construits, ce qui donne un toit à six millions de personnes, et l’accès à l’eau potable a été fourni à neuf millions de personnes. Et non seulement des connexions ont été établies, mais la décision a été prise d’accorder un quota de 6 000 litres d’eau gratuits par mois, ainsi qu’un quota d’électricité. En matière de redistribution des terres, les progrès sont plus lents.

Projet – Le président Mbeki est le promoteur du Nepad (Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique) ; quelle est la stratégie de l’Afrique du Sud en Afrique ?

Jean-Pierre Cling – Bien sûr, le secrétariat du Nepad est à Pretoria. Bien sûr le gouvernement sud-africain essaie d’attirer des investissements des pays riches contre  un effort de gouvernance économique. Mais le Nepad, qui est en quelque sorte le prolongement du programme de « Renaissance africaine » représente un véritable effort de coopération au niveau continental. Ceci étant, le Nepad, dont on parle depuis plusieurs années, n’a pas donné encore de résultats concrets ; c’est un projet à long terme. Si l’Afrique du Sud, qui est un géant économique au niveau africain, a effectivement des visées hégémoniques sur le reste du continent, elle sait qu’elle ne pourra réussir que si toute la région se développe. Aujourd’hui, concrètement, les relations économiques de l’Afrique du Sud avec les pays environnants ont un aspect néo-colonial. Ce pays vend ses produits à ses voisins, elle importe des matières premières et accueille une importante main-d’œuvre de toute l’Afrique australe, venue du Mozambique et du Zimbabwe en particulier, mais dont le flux principal est clandestin ! Une préoccupation importante de l’Afrique du Sud est de freiner cette immigration tout en élargissant ses débouchés commerciaux, en créant une « communauté » comparable – toutes proportions gardées – à ce qui existe entre l’Europe et le Maghreb ou entre les Etats-Unis et le Mexique.

Projet – L’Afrique du Sud a signé des accords séparés avec l’Union européenne, avec les Etats-Unis…, non sans conséquences sur l’Union douanière d’Afrique australe. N’est-ce pas un peu jouer cavalier seul ?

Jean-Pierre Cling – L’Afrique du Sud n’a pas signé d’accord particulier avec les Etats-Unis. Ceux-ci lui ont accordé de manière unilatérale le même accès préférentiel à son marché qu’aux autres pays africains dans le cadre de l’Agoa (African Growth and Opportunity Act), mais en fixant des conditions plus restrictives compte tenu de son niveau de développement. Pour la même raison, l’Afrique du Sud n’a pas eu le droit d’entrer dans la Convention de Lomé (de Cotonou aujourd’hui) accordant un accès préférentiel non-réciproque aux pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) sur le marché européen. On l’a obligée à signer séparément un accord de libre-échange réciproque avec l’Union européenne. Cet accord est maintenant pris comme modèle par l’UE, qui propose aux autres pays africains de signer des accords de libre-échange du même type. Par ailleurs, plusieurs accords interafricains ont été signés dans tous les sens (Sacu, Sadec, etc., c’est un vrai « bol de spaghettis »). Et il est vrai que ces divers accords ont des conséquences réelles sur les pays voisins.

Projet – L’Afrique du Sud est-elle un modèle pour l’Afrique ? A travers son exemple, n’essaie-t-elle pas de promouvoir au plan africain la globalisation mais sans la critiquer ? Le modèle n’est-il pas trop particulier ?

Jean-Pierre Cling – Il serait dangereux de dire que l’Afrique du Sud n’est pas un pays africain (c’était d’ailleurs la position défendue par les tenants de l’apartheid). Mais en même temps, affirmer qu’elle est un modèle n’est pas juste, car son statut est si particulier qu’il ne peut être comparé à d’autres. Mais, outre le Nepad qui reste encore largement dans les cartons, de nombreux éléments positifs de coopération régionale existent : l’Afrique du Sud accueille des étudiants de toute l’Afrique et c’est un bien par rapport à une formation aux Etats-Unis ou en Europe qui se transforme en général en fuite des cerveaux. De même, l’Afrique du Sud investit lourdement dans de grands projets africains, par exemple le projet du barrage géant d’Inga sur le fleuve Zaïre. On pourrait citer beaucoup d’autres exemples. Mais je n’irais pas jusqu’à dire qu’il s’agit d’un modèle. Dans les négociations mondiales, des pays se rassemblent pour demander la révision des règles du jeu (sur le coton, elle n’est pas vraiment concernée) ; l’Afrique du Sud n’a pas été moteur dans la contestation de l’Omc à Doha, et elle joue de façon assez ambiguë le jeu de la libéralisation internationale. D’ailleurs, le Nepad qu’elle promeut s’inscrit clairement dans ce cadre. Ceci étant, on ne peut pas dire que l’Afrique ne participe pas à la globalisation. C’est le cas en matière commerciale, puisque les pays africains sont très ouverts aux échanges (même si leur part du marché mondial est marginale, mais cela reflète leur faible développement) ; c’est le cas en termes de migrations ; c’est évidemment moins le cas pour les flux d’investissements, à l’exception de l’Afrique du Sud ou des pays pétroliers (Angola, Nigeria, etc.).

Projet – Peut-on dire, pour conclure, que l’économie sud-africaine est sur la bonne pente, que le choix de remettre à l’heure les pendules macro-économiques a été le bon et que « le reste », c’est-à-dire la prospérité sociale, suivra ?

Jean-Pierre Cling – Je n’irai pas jusque là… Il n’est pas sûr du tout que les choses s’arrangent, la croissance peut se poursuivre sans effets importants sur l’emploi. Même si l’Afrique du Sud nous a réservé de nombreuses bonnes surprises depuis dix ans, l’aggravation des inégalités sociales et la criminalité qui y est liée sont très préoccupantes ! D’autres pays, comme le Brésil, vivent depuis longtemps de cette façon. Le schéma actuel peut perdurer, sans guerre civile mais sans amélioration notable pour une grande partie de la population.

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