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Dossier : Les mécomptes de la drogue

Usages illicites. Mesure d’une évolution


Resumé L’observation quantitative de la consommation a fait des réels progrès. Elle reste limitée à la connaissance des divers types d’usages.

Dès les années 70, les chercheurs qui ont envisagé de mesurer l’ampleur des usages de drogues reconnaissaient volontiers la difficulté d’y parvenir. Les membres de la Mission d’étude sur l’ensemble des problèmes de la drogue mettaient ainsi en garde le lecteur : « Le caractère changeant d’un phénomène impossible à cerner statistiquement rend hasardeuse toute tentative pour dresser un tableau de l’usage actuel des drogués en France » 1.

Une quantification difficile

A partir des années 90, le besoin de quantifier la question des drogues et des toxicomanies s’est concrétisé par la mise en place d’un système statistique d’observation coordonné par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. Auparavant, les instruments d’observation existants, construits dans une logique d’action, mesuraient autant l’activité des services que les usages de drogues dans leur ensemble. Ils accusaient parfois des niveaux radicalement différents et des tendances contradictoires. Quand les statistiques répressives illustraient, par le biais des données d’interpellation, une prédominance du cannabis, celles issues du système de recours au soin présentaient une population majoritairement composée d’usagers d’héroïne, et les ethnologues parlaient de nouveaux usages de cocaïne ou de drogues de synthèse (amphétamines, ecstasy,…) dont les adeptes n’étaient pas encore concernés par les institutions en charge des usagers de drogues.

La quantification de la toxicomanie a été parfois difficile : les acteurs de terrain ne reconnaissaient pas forcément leur champ dans l’image renvoyée par des statistiques qui leur semblaient souvent gommer certaines nuances fondamentales. A la question du nombre de toxicomanes s’est vue opposer celle de la définition de ce terme et celle du nombre de façons de les compter. Dans un premier temps, ce sont les moyens disponibles qui ont façonné la définition. Les registres administratifs renvoyaient une image institutionnelle de la question. Les statistiques « répressives » – infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS), saisies de drogues – reflètent en partie l’activité et les priorités des services de police, de douane et de gendarmerie. Les statistiques sanitaires – demande de traitement, prise en charge dans les centres de soins spécialisés, registre national des causes de décès – recueillent des données sur des usagers problématiques ou des personnes contraintes par la justice à se soumettre à un traitement, et reflètent aussi l’offre de soins. L’évolution des pratiques d’usage et de la réponse institutionnelle aux problèmes des drogues, avec la mise à disposition de produits de substitution aux opiacés (méthadone, Subutex), a rendu une telle mesure plus difficile. En effet, un individu qui consomme de tels produits ou qui alterne leur usage avec celui de produits stupéfiants doit-il être considéré comme toxicomane ? Cet écueil a contribué à la mise en place d’un système d’enquêtes déclaratives en population générale, menées par questionnaire auprès d’échantillons représentatifs d’adultes ou d’adolescents. Ce dispositif, récent, ne permet de tirer des tendances que depuis le début des années 90.

La politique mise en œuvre par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie de 1999 à 2002 sur la question des drogues ne s’est plus centrée sur la notion d’abstinence et a remis en cause la pertinence du clivage licite/illicite. Dès lors, elle s’inscrivait dans la volonté d’user du terme générique de « substances psychoactives » pour qualifier l’ensemble des drogues illicites, mais aussi l’alcool, le tabac et les médicaments psychotropes. Elle privilégiait une approche attentive aux comportements autant qu’aux produits. Ce changement de perspective a conduit à un élargissement du champ de compétence de la Mildt. Il a aussi renforcé celui de l’Ofdt en lui donnant un rôle central dans la construction de la connaissance des usages de substances licites et illicites 2.

Consommation et conséquences sanitaires

Pour l’information et le suivi des tendances, le dispositif d’observation s’avère désormais assez complet. Quelques faits marquants l’illustrent pour les produits illicites. La consommation du cannabis s’est nettement accrue au cours des années 1990, particulièrement chez les jeunes. En 2002, plus d’un Français sur cinq a déjà expérimenté le cannabis. Parmi les jeunes, c’est le cas pour une majorité d’entre eux avant la fin de l’adolescence. Cette consommation est en général occasionnelle mais elle devient avec l’âge de plus en plus régulière et intense. A 18 ans, 23 % des garçons et 8 % des filles ont un usage régulier (au moins 10 fois dans le mois) de cannabis 3. Cette pratique est très fortement liée à l’âge et au sexe : forte chez les adolescents et les jeunes adultes, elle décroît ensuite et devient rare après 50 ans ; son usage est plus important pour les hommes 4.

En dehors du cannabis, l’expérimentation, et plus encore la consommation, de drogues illicites demeurent aujourd’hui marginales. Les usages de substances illicites se rencontrent surtout parmi les adolescents et les jeunes adultes, avec de fortes disparités selon le produit considéré. En 2002, parmi les garçons âgés de 18 ans, 6 % ont expérimenté les champignons hallucinogènes, 6% les produits à inhaler (colle, éther…), 5 % le poppers (solvant à l’effet désinhibiteur bref et intense), 5 % l’ecstasy, 3 % les amphétamines, 2 % la cocaïne, 2 % le LSD et 1 % l’héroïne, les autres produits (crack, kétamine, GHB…) étant à des niveaux inférieurs à 1 %. Les proportions chez les filles sont à peu près deux fois plus faibles à cet âge. Parmi les adultes, les niveaux sont encore plus bas, ne dépassant pas 3 % (pour la cocaïne et les produits hallucinogènes). Pour ces produits rarement consommés, on ne constate pas d’évolution majeure depuis le début des années 90, si ce n’est une légère croissance de l’usage de cocaïne et une apparition de l’ecstasy.

Les conséquences négatives des usages de drogues illicites restent liées à la consommation d’héroïne, principal produit à l’origine des prises en charge sanitaires et sociales. Pour une moindre part, mais qui s’avère croissante depuis la fin des années 90, la consommation de cocaïne, souvent en association avec les opiacés, est également en cause. Au cours des années 90, la polytoxicomanie s’est développée, avec notamment le recours à des boissons alcoolisées et à des médicaments psychotropes. Les extrapolations menées à partir des données pénales et sanitaires pour dénombrer les usagers à problème d’opiacés et de cocaïne évaluent leur effectif entre 150 000 et 180 000 5.

Une part importante de la population concernée par cette consommation problématique d’opiacés ou de cocaïne fait l’objet d’une prise en charge sanitaire, notamment d’un traitement de substitution. C’est une population relativement jeune (environ 30 ans en moyenne) mais vieillissante, nettement masculine et en difficulté sociale 6. Le nombre d’individus consommant des produits de substitution est d’environ 90 000. Il n’est pas possible d’estimer exactement le nombre de décès annuels dus aux drogues illicites. Les principales données sont les décès par surdose constatés par les services de police et ceux dus au sida parmi les usagers de drogues. Grâce notamment à la mise en place d’une politique de réduction des risques au début des années 90, ces derniers sont en diminution (de l’ordre de 300 en 2000). Le nombre de décès par surdose est pour sa part passé de quelques unités au début des années 70 à 564 cas en 1994, avant de chuter à 89 en 2003 7.

La répression

Les infractions à la législation sur les stupéfiants pour usage, usage-revente ou trafic ont donné lieu à plus de 125 000 interpellations en 2003. Ce nombre est en hausse quasi constante depuis le début des années 70. Il s’agit principalement d’usagers et, plus particulièrement, de consommateurs de cannabis (91 % des interpellations pour usage). Au cours des années 90, l’évolution du nombre d’interpellations a suivi plusieurs tendances : hausse de celles liées au cannabis, forte chute de celles pour usage d’héroïne depuis 1995, croissance de celles liées à la cocaïne, apparition et développement de celles pour usage d’ecstasy. L’offre de stupéfiants, vue par l’activité des services répressifs, est toujours dominée par le cannabis : les quantités saisies ont triplé au cours des dix dernières années, son prix modéré et sa grande disponibilité en faisant un produit très accessible.

En 2003, les individus interpellés pour usage de cannabis ont en moyenne 22 ans, contre 23 ans pour les usagers d’ecstasy, 23 ans pour ceux de champignons hallucinogènes ou de LSD, 24 ans pour ceux d’amphétamines, 29 ans pour ceux d’héroïne et de cocaïne, 34 ans pour ceux de crack. Pour le cannabis, l’ecstasy, le LSD, les champignons hallucinogènes et les amphétamines, les usagers interpellés sont plus souvent des adolescents et des jeunes adultes. Pour la cocaïne, le crack et l’héroïne d’autre part, il s’agit, en revanche, d’adultes plus âgés.

Les statistiques sanitaires confirment cette différenciation. Dans les centres de soins spécialisés, les prises en charge liées au cannabis correspondent dans la majorité des cas à un consommateur de moins de 25 ans, contre seulement une fois sur huit lorsque la prise en charge est consécutive à l’usage d’héroïne. Par ailleurs, la population prise en charge tend à vieillir (31 ans en 1999, contre 27 ans en moyenne en 1987).

Il convient enfin de souligner le poids notable de l’alcool, du tabac et des médicaments psychotropes dans l’ensemble des addictions, constat également illustré par les données épidémiologiques 8. Rappelons enfin les limites du dispositif d’observation quantitative et indiquons qu’un tel exercice est encore inexistant sur des pratiques telles que le dopage, les conduites addictives « sans produit » comme la pratique compulsive d’internet ou le jeu pathologique. Contrairement à l’approche ethnographique, les données épidémiologiques ne permettent pas encore de distinguer clairement les usages récréatifs ou festifs des usages plus problématiques et ne considèrent que très sommairement la quantité consommée ou la qualité des produits. La complexité et la diversité des usages de drogues illicites rendent nécessaire de recourir à des outils d’observation de nature différente, qui s’avèrent complémentaires.



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1 / Monique Pelletier (dir.), Rapport de la Mission d’étude sur l’ensemble des problèmes de la drogue, La Documentation française, 1978.

2 / Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), Plan triennal de lutte contre la drogue et de prévention des dépendances, La Découverte, 2000.

3 / François Beck et Stéphane Legleye, Usage de drogues et contextes d’usage entre 17 et 19 ans, évolutions récentes, ESCAPAD 2002. 2003a, Ofdt.

4 / François Beck et Stéphane Legleye, « Les adultes et les drogues en France : niveaux d’usage et évolutions récentes », Tendances, n° 30, 2003b, Ofdt.

5 / Jean-Michel Costes, «Country report : France», in EMCDDA, Prevalence and Patterns of Problem Drug use for all European Union Member States, Final report, 2002, Luxembourg.

6 / Christophe Palle, CSST en ambulatoire - Tableaux statistiques 1998-2002, à paraître en 2004, Ofdt.

7 / Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, Usage et trafic de produits stupéfiants en France en 2002, ministère de l’Intérieur.

8 / Observatoire français des drogues et des toxicomanies, Drogues et dépendances : indicateurs et tendances, 2002.


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