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Un théologien dans le débat public. Que vient-il y faire ?


Depuis vingt ans, voici l’éthique revenue sur la scène publique. Peut-être ne l’avait-elle jamais réellement quittée, sous les habits du « tout est politique ». Mais des questions ont pris corps qui concernent de façon nouvelle les citoyens dans le sens de leur existence: les menaces sur leurs droits et sur leur dignité, le respect de leur vie privée face aux multimédias, la sécurité devant les expériences scientifiques invasives, la précaution sous l’environnement, la confiance dans l’usage des crédits bancaires, etc. On a vu fleurir « conseils de sages », « comités d’éthique », « commissions consultatives », qui donnent figure officielle à des débats ouverts dans bien d’autres lieux, à travers des colloques, des centres et espaces éthiques, sans oublier l’orchestration par les médias.

Dans ce concert, il arrive régulièrement que soient invités des « théologiens », experts parmi d’autres de « l’éthique ». Ils côtoient des professionnels, experts d’un terrain déterminé, mais sur lequel les cloisons étanches et l’empire des critères techniques et économiques, appellent d’autres regards pour s’orienter. Me voici donc, « religieux », siégeant aux côtés de philosophes, appelé à ressaisir s’il est possible ce « tout de l’Homme » auquel s’intéresse l’éthique. Qu’ai-je donc de spécifique à apporter dans le domaine de la bioéthique, typique de ces lieux de réflexion ? Pourquoi m’avoir invité ?

Comme théologien catholique, je ne trouve rien d’incongru à parler de morale aux côtés du philosophe, puisque c’est au nom de la raison humaine qu’une grande part de la réflexion éthique s’est développée dans ma tradition. Tendre la pensée vers l’universel constitue un lieu commun pour des échanges. Jamais l’Eglise n’a voulu se laisser enfermer dans une position de secte, séparée de la commune humanité, isolée de la cité. Que Raison et Révélation s’accordent pour ce qui est de chercher et découvrir le bien à promouvoir et le mal à éviter, c’est, depuis Saint Paul en passant par Saint Thomas, une ferme conviction.

En matière de bioéthique trois questions reviennent à la ronde, à propos desquelles je pourrai me trouver de connivence, du moins de questionnement,  avec le philosophe.

- La tentation de réduire et d’oublier entre scientifiques et médecins la dimension proprement humaine globale de la relation médicale, et – au nom de l’efficacité technique – d’aplatir l’humain sur le biologique. Le cas de l’embryon est spécialement révélateur : comment résister à sa « réduction » à l’état de matériau de laboratoire, comment faire droit à la totalité du projet d’humanité qu’il représente, dans son objectivité même et celle de ses conditions d’apparition ?

- Le difficile accord entre une éthique dudevoir, de type kantien (sérieusement chérie dans la société et l’Université françaises), et une éthique utilitariste du bien à procurer (fort à l’aise dans la recherche comme dans la médecine, et cela dans une mondialisation dominée par la tradition anglo-saxonne).

- Le rapport entre privé et public en matière de normes, tant juridiques que morales. Les options de philosophie du droit actuellement dominantes sont en discussion au moins larvée. Point sensible pour l’Eglise : l’évolution du droit de la famille à propos de la naissance, du mariage et de la mort. Cependant, la tradition catholique maintient entre droit et morale un rapport ouvert (en ce sens qu’il ne plaque pas le droit sur la morale). Un rapport qui demande débat à propos des situations à régler par le droit, comme par exemple l’assistance médicale à la procréation (conditions d’accès, utilisation de gamètes hors du couple, statut de l’embryon).

Apporter quelque lumière sur ces questions, telle est en partie la visée de mes interventions. La tradition chrétienne n’est pas ici sans pertinence, elle ne saurait rester silencieuse. Car, dans la société pluraliste, où se confrontent poliment les morales, la recherche d’un « dénominateur commun » a pour inconvénient de masquer des tendances susceptibles de conduire à des dérives, qui peuvent être graves à terme.

Après l’époque du doute religieux qui a structuré l’espace public démocratique dans sa « laïcité », la science moderne et diverses disciplines – notamment la biologie- conduisent aujourd’hui à un « doute anthropologique », face auquel l’éthique des « Droits humains » en vient elle-même à vaciller, et à ne plus trouver de repères pour guider ses nouveaux pouvoirs. Je souhaiterais intervenir comme témoin éclairé d’une tradition qui fonde et exprime radicalement la valeur de l’humain, jusque dans les situations physiques, morales ou sociales les plus paradoxales ou tragiques. «Témoin éclairé » aussi parce que participant, avec d’autres théologiens chrétiens ou d’autres philosophes, aux controverses sur ces questions. La théologie n’est pas une discipline solitaire.

A propos des nouveaux pouvoirs liés aux avancées de la biologie, trouverai-je la vigueur pour contester la tentation d’autoposition radicale de l’homme dans son existence, son corps, son origine, sa fin, ses utilisations ? Un fantasme de maîtrise, directement contraire à l’expérience de l’altérité, altérité entre l’Homme et Dieu, altérité entre l’homme et son prochain, qui est au centre de l’expérience chrétienne.

La biomédecine au risque de son succès : la médecine est un art au service des humains en souffrance, et tout progrès de son efficacité s’affiche volontiers comme un progrès moral dans la lutte contre le « mal ». Mais là encore se greffe la tentation de puissance, se traduisant par une négation du tragique des situations humaines réelles et par le refus des limites de la médecine. Les pièges de cette tentation doivent être repérés et dénoncés, quand ils envahissent notre sphère publique.

C’est une occasion de percevoir, d’une façon plus spécifique encore, la dimension politique d’une parole « théologique ». Car je suis de fait lié à une tradition ecclésiale – « famille religieuse » ou « famille spirituelle ». Impossible, dans des interventions publiques, de m’en désolidariser complètement : ma liberté de jugement doit s’accompagner d’une loyauté à l’égard des personnes qui vivent actuellement de cette tradition et des autorités qui en ont la responsabilité. Face à des questions morales historiquement inédites, la tension est inévitable entre invention et tradition.

La question de « l’orthodoxie » s’est régulièrement posée à propos des questions morales. Dans le débat public sur les questions éthiques les plus controversées, je navigue entre deux écueils, pour que soit accueillie la réflexion théologique et reconnue sa représentativité : soit une dévalorisation comme hétérodoxe par rapport à la tradition (ce qui disqualifie auprès des pouvoirs publics), soit une dévalorisation comme pieusement conformiste (ce qui disqualifie dans les débats médiatiques). Puissé-je naviguer au vent de l’Esprit.


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