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Une constitution démocratique pour l'Europe


L’Union européenne est enfin dotée d’un projet de constitution. Il ne deviendra réalité que s’il franchit avec succès les deux étapes clés de son adoption par les chefs d’État et de gouvernement et de sa ratification dans chacun des 25 pays qui formeront, à compter du 1er mai 2004, la grande Europe unifiée. Le blocage, redouté à la seconde étape, s’est produit dès la première, le 13 décembre 2003, à Bruxelles. Les dirigeants affirment cependant vouloir le surmonter. En quoi le projet de la Convention crée-t-il une constitution ? En quoi celle-ci apporterait-elle plus de démocratie pour l’Union ?

Une constitution, matérielle et formelle

Il existe de multiples façons de définir une constitution. Quelle que soit celle que l’on adopte, le nouveau texte me semble mériter d’être considéré comme tel.

Prenons d’abord la distinction classique chez les juristes entre constitution matérielle et constitution formelle. La première renvoie au contenu. Est constitution tout ensemble de règles qui fixe les conditions d’attribution et d’exercice du pouvoir politique. Qu’importent les dénominations utilisées : le Royaume-Uni a une constitution, bien qu’aucun texte ne rassemble lesdites règles sous cette appellation. Israël aussi. L’Union européenne possède, en ce sens, déjà une constitution, sous la forme de différents traités. Ces derniers définissent des pouvoirs, des compétences, des procédures qui déterminent les autorités en charge d’adopter des normes contraignantes, de les proposer, de les voter, de les exécuter, d’en contrôler la légalité… Ces normes sont communes aux États membres et s’imposent à eux, les droits nationaux étant tenus de respecter le droit européen.

Si l’Union et la Communauté européenne sont dotées d’une constitution matérielle (les traités de Rome, Luxembourg, Maastricht, Amsterdam, Nice, ainsi que les cinq traités d’adhésion), il lui manque une constitution au sens formel du terme. Le projet de la Convention la lui donne. Il supprime les traités en vigueur, leur substitue un texte unique, en quatre parties, et le dénomme constitution. D’aucuns soutiennent que cela ne suffit pas : il faudrait, pour avoir affaire à une vraie constitution que deux autres conditions soient réunies, lesquelles font encore défaut.

La première tient aux règles de révision : si celles-ci exigent l’accord unanime des États membres, nous nous trouvons face à un traité, si elles peuvent être prises à une super majorité, quelle qu’elle soit, nous disposons d’une constitution. Ce constat se vérifie très largement. Il connaît cependant des exceptions. En certaines matières, la Constitution belge ne peut être modifiée sans l’accord de ses différentes  Communautés. La Constitution canadienne exige, pour être changée, l’aval de toutes les Provinces. La condition relevée n’est donc pas dirimante. Ajoutons que la difficulté ici consiste à passer des traités, révisés à l’unanimité, à une constitution. La révision majoritaire est, au départ, impossible sur le plan juridique. On peut espérer à l’avenir un passage, unanimement consenti, à une révision majoritaire. Aujourd’hui, cette hypothèse est politiquement hors d’atteinte. La Convention s’est contentée d’évoquer une adhésion au nouveau texte, ou sa révision ultérieure, par les 4/5es seulement des États membres, en renvoyant alors au Conseil européen le soin de trouver une solution. Reste que si un seul État refuse la ratification de la constitution, elle sera impossible – sauf à le faire changer d’avis. Même chose pour les révisions ultérieures. Et cette rigidité absolue est très regrettable.

La constitution d’une Fédération

La deuxième objection renvoie à des absences plus substantielles. Seul un État pourrait avoir une constitution, seul un peuple pourrait être régi par une constitution. Les réfutations ne manquent pas cependant. Pour ma part, je soutiens d’abord que l’exigence d’un État ne s’impose pas. Avec d’autres auteurs, tels Olivier Beaud ou Thierry Chopin, je pense que l’on ne doit pas raisonner sur une dichotomie, opposant d’un côté la confédération d’États, de l’autre la fédération dotée d’un super État, mais selon une typologie en trois catégories : confédération, fédération, État fédéral. Les Etats-Unis entendaient adopter, avec leur constitution de 1787, le modèle intermédiaire, l’histoire les a entraînés vers le troisième type. L’Union européenne le réalise aujourd’hui.

La souveraineté y est partagée, tandis qu’elle appartient aux seuls États dans la confédération, au super État dans le modèle de l’État fédéral. Le droit européen s’impose, mais il est toujours adopté avec la participation des États membres, ce qui n’est pas le cas avec l’État fédéral. La monnaie unique existe, mais nul n’est contraint de l’adopter – tous le seraient si l’Europe était un État fédéral. L’Union peut participer à des opérations militaires, mais aucun de ses États ne peut se le voir imposer. Bref, nombreux sont les traits qui font que la Fédération est plus qu’une confédération mais moins qu’un État fédéral. En parlant de Fédération d’États, Jacques Delors, et ceux qui l’ont suivi comme Joschka Fischer ou Lionel Jospin, proposaient une solution politique intelligente. Ils renvoyaient aussi à une vision théorique solide.

Ajoutons une autre spécificité de la Fédération qui nous mène vers la réponse à la deuxième partie de l’objection. La citoyenneté est, dans une Fédération, dédoublée, alors qu’elle n’est que nationale dans une Confédération, et, en principe, fédérale dans un État fédéral. Depuis le traité de Maastricht, l’Union européenne reconnaît deux citoyennetés qui coexistent automatiquement, la nationale et l’européenne. J’en déduis, tout en sachant combien ce point est contesté, qu’il existe un peuple européen. J’admets qu’il soit considéré comme en cours de formation. Je soutiens que cette constitution d’un peuple européen ne cesse de s’accentuer : citoyenneté avec Maastricht, droits fondamentaux de la Charte dans la future constitution… À ces éléments objectifs s’ajoute le sentiment d’appartenance à un peuple, le sentiment d’être Européen. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous considérer comme Français et Européen, Allemand et Européen. J’ai même rencontré des Conventionnels qui se tiennent pour Anglais et Européens…

La fondation d’une communauté politique

Si nous nous tournons maintenant vers les spécialistes de la science ou de la théorie politiques, nous rencontrons à nouveau deux conceptions de la notion de constitution. Jean Leca a rappelé cette dualité 1. Pour les uns, dans la ligne de Vattel ou Benjamin Constant, elle organise une communauté politique, une unité politique enracinée dans un ensemble culturel. Pour les autres, comme Friedrich ou Easton, elle fixe les règles de création du droit ( Rule making), de coercition et d’allocation ( Measure taking), de règlement des différends ( Dispute settling).

Que le projet de constitution européenne accomplisse la seconde tâche, voilà qui ne fait pas doute. L’essentiel vient cependant précisément de ce qu’il s’attelle à la première, sans quoi son existence même n’aurait guère de sens. En tout cas, son contenu n’en aurait aucun. Le texte se serait contenté d’améliorer les arrangements institutionnels existants. Il n’aurait pas de préambule, évoquant la civilisation européenne et ses héritages, et soulignant que « les peuples européens, tout en restant fiers de leur identité et de leur histoire nationale, sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions et, unis d’une manière sans cesse plus étroite, à forger leur destin commun ». Elle n’incorporerait pas, en sa deuxième partie, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle ne comporterait pas un article premier intitulé «  Établissement de l’Union ». Elle ne la doterait pas de la personnalité juridique. Elle ne se référerait pas, ici et là, explicitement ou implicitement, à sa double légitimité, celle des États qui la composent, celle propre à la fédération légitimée par les citoyens européens. Elle ne fixerait pas les symboles de l’Union, son drapeau, son hymne, sa devise, sa monnaie, son jour de fête.

Le projet de la Convention crée donc bien une constitution, dans tous les sens du terme, avec les implications substantielles qui s’en déduisent. De surcroît, cette constitution apportera sensiblement plus de démocratie à l’Union européenne.

Une constitution démocratique

L’apport démocratique du projet de constitution peut s’apprécier de cinq points de vue.

Par son mode de rédaction

On connaît la critique : la Convention n’était pas une assemblée constituante, élue par le peuple. Ses détracteurs oublient, à l’occasion, que les lois constitutionnelles de la IIIe République française n’ont pas été adoptées par une constituante. Pas davantage la Constitution de la Ve République, dont ils ne contestent pourtant pas la légitimité. Ni celle de la République fédérale d’Allemagne, ou des États-Unis…

Ils occultent aussi à quel point la méthode de la Convention fut plus démocratique que celle de la conférence intergouvernementale (Cig), en vigueur avant et après elle. Les Cig travaillaient en secret, la Convention le fit en public. Les Cig réunissent longuement des experts, puis des ministres, enfin les chefs d’État ou de gouvernement, la Convention associe une majorité de parlementaires, essentiellement nationaux, mais aussi européens, avec des représentants des gouvernements et des observateurs, partenaires régionaux ou sociaux. Les Cig ne consultent pas, la Convention a été en dialogue permanent avec la société civile. Les Cig se livrent à la négociation diplomatique, la Convention à la discussion démocratique. Les Cig se réunissent à éclipses, et un ou deux trimestres durant. La Convention s’est réunie deux jours par mois et plus, dix-huit mois durant. Les Cig décident à l’unanimité. La Convention décide par consensus. Les Cig opposent les stricts intérêts nationaux immédiats, la Convention cherche l’intérêt général européen. Les Cig ne sont pas relayées à l’extérieur, alors que les Conventionnels ont animé des débats constants.

Admettons que les oppositions qui précèdent soient présentées de façon légèrement trop tranchée. Convenons que la Convention elle-même prit parfois quelques travers de Cig, lorsqu’il fallut négocier sur des enjeux de pouvoir lourds, ou supposés tels. Pourtant, les deux portraits restent justes. On peut imaginer plus démocratique encore que la Convention. Mais lorsqu’en octobre 2000, le Parlement européen vota massivement le rapport que je présentais, demandant une Convention pour préparer une constitution, très peu de personnes imaginaient qu’un tel progrès démocratique puisse s’accomplir à si court terme.

Par la consécration constitutionnelle des droits

La démocratie exige de combiner la désignation populaire et libre des gouvernants par les gouvernés et le respect des droits fondamentaux. Le projet de constitution européenne donne valeur juridique à la Charte des droits fondamentaux rédigée par la première Convention. Certains gouvernements n’avaient accepté de la proclamer à Nice que parce qu’elle n’avait pas de valeur juridique. Ce qu’ils ont refusé, les Conventionnels l’ont réalisé. On y retrouve les grands droits civils et politiques consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme, le plus souvent dans les mêmes termes. S’y ajoutent des droits sociaux tels que l’information et la consultation des travailleurs, la négociation collective, le droit de grève, la protection en cas de licenciement injustifié, des conditions de travail justes et équitables, la sécurité sociale. Elle consacre des droits dans de nouveaux domaines : bioéthique, droit à une bonne administration, protection des consommateurs, protection des données personnelles, des enfants, des personnes âgées, intégration des personnes handicapées… Ces droits s’imposent à l’Union, à toutes ses institutions, organes et agences. Ils s’imposent aux États lorsqu’ils veulent mettre en œuvre les lois européennes. Il s’ensuivra inéluctablement une ère nouvelle de la jurisprudence européenne.

Par l’accroissement de la démocratie représentative

Les Parlements sont les grands « vainqueurs » de la Convention. Le Parlement européen, d’abord, qui devient le législateur de droit commun aux côtés du Conseil des ministres. Il co-décidera dans 35 nouveaux domaines ; il bénéficie de l’abolition des piliers et du fait que des politiques nouvelles seront développées pour construire un vrai espace de liberté, de sécurité et de justice. Depuis le traité de Maastricht, à côté du domaine communautaire, un deuxième pilier traite de la politique étrangère et de la défense, un troisième de la Justice et des Affaires intérieures. Parlement, Commission, Cour de Justice sont marginalisés. La constitution supprime cette anomalie.

Les Parlements nationaux aussi voient leur rôle s’accroître considérablement. Ils seront informés de toute proposition de loi européenne directement par la Commission. Ils bénéficieront de six semaines pour l’étudier. Ils pourront objecter s’ils estiment qu’elle porte atteinte à leurs prérogatives. Si un tiers d’entre eux le fait, la Commission devra renoncer ou se justifier. S’ils objectent toujours en fin de parcours, ils pourront, via leur État, saisir la Cour de justice. Le contrôle de la subsidiarité, du respect des compétences nationales, n’existait qu’a posteriori, sur le mode juridictionnel, sans que les Parlements nationaux y aient accès. Avec la nouvelle constitution, ils reçoivent ce droit de saisine et s’y ajoute un contrôle politique a priori, exercé par eux.

Par l’ouverture vers une démocratie majoritaire

L’Union européenne fonctionne comme une démocratie de consensus. C’est pour une part inéluctable, vu la diversité des États et de leur calendrier électoral. C’est aussi, pour une part, regrettable. La démocratie majoritaire veut que le vote des électeurs fixe, pour une mandature, la majorité du Parlement et le chef de cette majorité à la tête du gouvernement, pour conduire la politique que les électeurs ont choisie.

La constitution prévoit que le président de la Commission est proposé en tenant compte des élections, et qu’il soit élu par le Parlement, au lendemain de ces élections. Des mécanismes constitutionnels sont ainsi mis en place pour permettre l’avènement progressif d’une démocratie majoritaire. Si demain, après-demain, le PPE (parti populaire européen) propose avant les élections que Jean-Claude Juncker soit le futur président de la Commission et si le PSE allié avec les Verts propose que ce soit Joschka Fischer, ce sera le vote des citoyens aux élections européennes qui choisira, en fait, le chef de l’Exécutif européen.

Par l’introduction de la démocratie participative

Last not least, le projet de constitution impose un dialogue civique, déjà largement pratiqué, et un dialogue social, déjà parfois efficace. La démocratie participative s’en nourrit. Elle s’ouvrira à tous les citoyens volontaires avec l’invention de l’article I-46 du projet de constitution. Un million d’entre eux peuvent demander qu’un acte européen soit pris pour appliquer la Constitution. Gageons qu’un jour ils le feront.

Rien de tout cela ne verra le jour si le projet de constitution n’est pas préservé et ratifié. Il reste aux chefs de gouvernement à tenir leur engagement de surmonter les blocages de la Cig. Puis à chaque pays de se prononcer. Mieux vaudrait que toutes les ratifications soient simultanées – parlementaires ici, référendaires là, mais en même temps. Pour répondre à l’Europe. Pour répondre sur l’Europe. Sans quoi la Constitution, accouchée au forceps, risque la mort subite du nourrisson pour des raisons sans rapport avec elle.



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1 / Cf. sa contribution « Questions sur la Constitution de l’Europe »,Walter Hallstein Institute, Berlin, novembre 2003.


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