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Dossier : Etats-Unis : la démocratie troublée

Effets pervers de réformes démocratiques


Resumé Censitaire ou égalitaire, la démocratie américaine est fragilisée par des modes de recours à souveraineté populaire.

L’élection d’Arnold Schwarzenegger au poste de gouverneur de Californie a retenu l’attention de la presse en raison de la carrière surprenante de l’élu, mais les commentateurs ne se sont guère appesantis sur la procédure antérieure « de rappel » qui a permis la tenue d’une élection anticipée. Le rappel des élus constitue, avec d’autres mesures, un élément des réformes démocratiques inscrites dans la constitution de certains États du Sud et de l’Ouest au début du XXe siècle. Les promoteurs de ces dispositions avaient les meilleures intentions : rendre aux citoyens le contrôle de la vie politique au détriment des appareils qui l’avaient accaparée. Au fil des années, les citoyens se sont détournés de ces innovations, souvent tombées entre les mains de coteries et de groupes de pression.

Essayons de comprendre d’abord dans quel contexte ces réformes ont été conçues, avant de voir pourquoi elles ont dévié de leur but et donné lieu à des effets secondaires pervers pour la démocratie.

Le besoin de réformes

Depuis 1830, le suffrage universel pour les hommes de race blanche et de plus de 21 ans est devenu la règle aux Etats-Unis. Les partis politiques se sont adaptés à la nouveauté et ont entrepris de faire voter les électeurs en très grand nombre en organisant meetings et festivités : les conventions, au cours desquelles les candidats sont choisis, apparaissent dès 1832 avec musiques et flambeaux. Après la guerre de Sécession, ces pratiques se précisent, aboutissant à la naissance des « machines » des partis, qui « organisent » la démocratie. Républicains et démocrates ne s’opposent plus sur le plan idéologique, mais leurs appareils se chargent de recruter des nouveaux électeurs parmi les immigrants, même quand ils ne sont pas citoyens. C’est eux qui choisissent, pour toutes les fonctions, des candidats qui défendront les intérêts de leur parti s’ils sont élus, sans jouer leurs cartes personnelles. Durant ces années, les présidents issus de ce système sont médiocres (les noms de Rutherford Hayes, James Garfield, Benjamin Harrison évoquent peu de choses aux Américains).

La période passée au pouvoir permet de récompenser ceux qui ont rendu le plus de services au parti vainqueur. Jusqu’au début du XXe siècle, la plupart des postes de fonctionnaires sont renouvelés en totalité lors d’une alternance ; depuis, ceux-ci sont recrutés sur concours et, hormis pour les fonctions très haut placées, conservent leur poste lors d’un changement de président. Un tel système s’accompagne d’une inévitable corruption, mais assure une forte participation électorale :


L’enthousiasme des électeurs est un gage de la démocratie et, à l’exception du Sud où les Noirs sont systématiquement exclus du suffrage, la participation reste forte. Toutefois, un nombre accru de citoyens qui ont fait des études et occupent des fonctions de cadres ou exercent des professions libérales s’indignent devant le manque de transparence du processus politique et une corruption endémique, apparente surtout dans les villes. Les scandales sont récurrents tellement ces pratiques sont enracinées.

Le programme progressiste

Le mouvement progressiste ne s’organise qu’en 1910, mais, auparavant, il a pénétré les partis pour chasser les tenants du système ancien, en les dénonçant et en présentant des candidats contre eux, ou en tentant sa chance en dehors des partis constitués. Pour l’essentiel, le programme est politique : il veut redonner la parole aux citoyens et réduire la nocivité des machines partisanes.

Ces intentions sont clairement exprimées en 1910 lors de la fondation de la Ligue nationale progressiste et républicaine : « Le gouvernement est devenu soucieux de la volonté populaire, des législations progressistes ont été votées, quand, dans certains États, le gouvernement populaire a pris le dessus sur le système de la convention déléguée, et a, ainsi, pris le contrôle de la machine gouvernementale. La ligue progressiste et républicaine est persuadée de l’importance de la réalisation d’un gouvernement populaire. Aussi, elle propose :

1 - L’élection des Sénateurs des États-Unis par un vote direct du peuple ;

2 - Des primaires directes pour le choix des officiels élus ;

3 - L’élection directe des délégués aux conventions nationales, avec possibilité pour l’électeur d’exprimer son choix pour le président et le vice-président.

4 - Des amendements aux constitutions des États, en faveur des droits à l’initiative, au référendum et au rappel.

5 - Une loi globale contre les pratiques corrompues. »

L’ensemble de ces exigences sera largement satisfait. Les Sénateurs étaient auparavant élus par les assemblées locales, souvent contrôlées par des intérêts financiers, et certains d’entre eux, liés par exemple aux firmes de chemin de fer, avaient une réputation détestable. En 1913, le 17e amendement à la Constitution est voté par le Congrès et ratifié par le nombre requis d’États : les sénateurs sont désormais élus au suffrage universel et échappent au soupçon de corruption.

Les élections primaires (les premières datent de 1901) se multiplient lentement : elles permettent aux citoyens de voter, au sein de chaque parti, en faveur de leurs candidats pour les différentes fonctions électives, attribuées jusque-là aux serviteurs zélés de l’appareil. Dans le Sud, elles contribuent à écarter encore plus les Noirs du suffrage. La modification des règles dans la composition des conventions sera très lente. Elle ne sera réellement achevée que dans les années 70, quand le nombre des délégués sera proportionnel au poids des candidats lors des élections primaires. Le droit à l’initiative, au référendum et au rappel est adopté par certains États, surtout dans l’Ouest où les traditions politiques sont moins enracinées : Dakota du Nord, Californie en 1910, Wyoming, etc. L’objectif est de donner aux citoyens le pouvoir de contrôler le processus législatif, de proposer des textes auxquels ils tiennent, d’exercer leur vigilance face à des élus en qui ils n’ont pas confiance, surtout quand ils sont issus des partis. Outre ces réformes, l’accession des femmes au vote et la prohibition de l’alcool (18e et 19e amendements) couronnent cet ensemble législatif progressiste.

L’adoption de ces réformes témoigne de l’importance de cette période progressiste. En effet, celles-ci sont désormais inscrites dans les institutions et dans la tradition, alors que la vision de leurs initiateurs a été oubliée depuis longtemps et que la conception de la démocratie a fortement évolué. Le progressisme, celui du New Deal comme celui des années 60, représente une des rares périodes de remise en cause du fonctionnement du système politique américain.

Des résultats peu conformes aux espérances

La limite de ces transformations politiques apparaît lors de l’épisode de la prohibition. L’amendement constitutionnel qui permet celle-ci a été adopté grâce à la conjonction d’une volonté morale et religieuse (supprimer l’alcoolisme) et d’études scientifiques qui en démontrent la nocivité. Les progressistes, animés d’une forte conscience morale et souvent scientistes, n’ont pu que favoriser le vote décisif, facilité par le contexte de la guerre : l’image de soldats américains ivres en Europe était d’autant plus inacceptable que la plupart des brasseurs du pays étaient d’origine allemande. Mais la conviction morale n’est pas si répandue parmi les citoyens : au milieu des années 20, la contrebande et les trafics atteignent un tel niveau que la loi, de moins en moins appliquée, finit par sombrer dans le ridicule. Une telle situation atteint la crédibilité du gouvernement de l’Union : Franklin D. Roosevelt fait voter dès 1933 un amendement, qui abroge le précédent et confie la prohibition aux différents États. Les progressistes, qui avaient placé toute leur confiance dans l’État fédéral, sont gênés par ces contradictions : ils avaient voulu trop en faire et la période de prospérité des années 20 rend obsolètes certains de leurs principes. En revanche, les mesures politiques plus techniques se sont imposées.

Faiblesse de la participation

Les effets de l’extension du suffrage aux femmes (en 1920) et aux jeunes de plus de dix-huit ans (en 1972) ont été conformes aux intentions de leurs promoteurs. Les élections qui suivent immédiatement l’élargissement du corps électoral sont marquées par une faible participation des nouveaux électeurs, mais au bout de quelques années, ceux-ci se conforment aux pratiques existantes. L’augmentation régulière de l’abstention depuis le début du XXe siècle n’est donc pas due au manque d’enthousiasme civique des femmes ni, plus tard, des jeunes. Or cette évolution constitue une des principales faiblesses de la démocratie américaine. Indépendamment de variations conjoncturelles, la participation électorale dépasse rarement 50 % aux élections présidentielles et elle est nettement plus faible lors du vote pour les membres du Congrès (au mieux 40 %). Elle se réduit encore à l’occasion des élections locales dans les États : à peine un tiers des citoyens juge bon d’aller voter. Cette apathie affecte encore plus fortement les élections primaires, les scrutins d’initiative populaire et les référendums locaux. Les élus sont choisis, les décisions votées par des minorités de citoyens actifs.

Les abstentionnistes se recrutent parmi les citoyens les moins fortunés et les moins éduqués. De nombreux Africains-Américains et des immigrés récents, venus du Mexique et d’Amérique centrale, estiment que le jeu politique ne peut rien leur apporter et s’en désintéressent. Aussi bien, les citoyens les plus actifs sont aussi ceux qui ont des biens ou des idées à défendre : ils forment une élite politique qui accapare le plus souvent les décisions dans son propre intérêt. Les progressistes étaient conscients de former une élite, mais ils étaient convaincus de travailler dans l’intérêt général. Ce n’est plus le cas et les exemples de cette dérive sont nombreux. À New York, dans les années 80, des militants noirs ont obtenu de la justice fédérale qu’elle redécoupe les circonscriptions de façon que les Africains-Américains puissent élire l’un des leurs. Ils ont obtenu satisfaction, mais ces citoyens zélés n’habitaient pas forcément sur place et ils n’ont pas motivé des électeurs qui ne se sont guère déplacés. Résultat : les Noirs n’ont eu aucun représentant. Ou encore, en Californie en 1978, un référendum d’initiative populaire adopte la proposition 13 qui abolit l’impôt foncier : la procédure a été lancée par des propriétaires révoltés et conservateurs, disposant de tous les moyens pour parvenir à leurs fins.

Lors des élections primaires, ce sont les militants des partis qui se déplacent, car ces scrutins sont organisés par les partis, alors que leurs promoteurs avaient voulu en remettre le contrôle aux citoyens indépendants. Les caucus de l’Iowa, auxquels la presse accorde une vive attention – ils surviennent au début de la campagne –, ne réunissent que quelques milliers de personnes nullement représentatives, mais leurs choix sont considérés comme pleins d’enseignement. Les élections primaires ont ainsi pris de plus en plus d’importance dans la sélection du candidat. Elles se déroulent dans 34 États : regroupées sur quelques journées décisives, elles permettent de sélectionner le candidat, et la Convention de l’été ne sert plus qu’à entériner ce choix ; d’ailleurs la télévision ne retransmet plus ces rassemblements rituels. Dans les États les plus civiques, 20 % au mieux des citoyens se déplacent pour ces consultations. La décision se fait surtout à partir des messages télévisés que paye chaque candidat et par l’attention que leur accordent les médias, avant que certaines primaires n’aient eu lieu.

Le rôle de l’argent

La procédure du rappel des élus a été utilisée sans trop de problème pour des postes mineurs (juges, shérifs…) sans attirer l’attention de la presse. Elle est beaucoup plus délicate à manier pour destituer un gouverneur d’État. Avant le rappel du gouverneur de Californie, le précédent n’avait eu lieu qu’une fois, en 1921, dans le Dakota du Nord. Il a fallu l’impopularité exceptionnelle du gouverneur démocrate, Gray Davis, incapable de contrôler la crise financière comme celle de l’énergie, et la détermination d’un riche et très conservateur homme d’affaires républicain du Sud de l’État. Il a réuni 60 000 signatures, alors que seulement 10 000 sont nécessaires pour lancer la procédure. Les suites – l’élection inattendue suscitant 135 candidatures –, ont totalement échappé à l’initiateur de la procédure. Cet épisode n’est pas pour autant signe d’une démocratie vivante, animée par des citoyens motivés : la personnalité de Schwarzenegger a attiré les médias, en dépit de la vacuité de son programme politique.

L’élection de « Terminator » est une autre preuve du rôle massif de l’argent dans la politique américaine. L’acteur a pu disposer de ses revenus pour être élu, mais il a ainsi écarté de la course ceux qui n’avaient pas les mêmes moyens. L’argent est essentiel dans toutes les élections, locales ou nationales. Il favorise les femmes et les hommes riches, ou ceux qui sont capables d’attirer à eux de puissants donateurs. En 1992, Ross Perot avait financé seul sa tentative présidentielle, obtenant 12,5 % des suffrages. La campagne de 2004 suit la même pente : George W. Bush a déjà accumulé 200 millions de dollars et Howard Dean, avant de renoncer à l’investiture démocrate, avait décidé de se passer de la part réduite du financement fédéral pour accéder librement à celui qu’il trouvait grâce à Internet.

La vie politique américaine s’est éloignée de la vision idéale des progressistes du début du xxe siècle et les institutions qu’ils ont léguées à leur pays n’ont pas fonctionné selon leurs vœux. Jusqu’aux années 70, ces dérives de la démocratie sont peu apparentes, d’autant que les grands problèmes internationaux et le mouvement des droits civiques occupaient le devant de la scène : l’accession des Africains-Américains à une citoyenneté retrouvée s’est faite dans cet esprit. Aujourd’hui, la médiatisation de la vie politique et l’abandon des questions de société, confiées à la Cour suprême plus qu’au Congrès, ont suscité un regain d’abstention électorale ; les seuls citoyens actifs sont les plus riches et les plus diplômés. Sans que le constat en soit officiel et sans que les observateurs américains s’en inquiètent, la démocratie américaine est devenue quasi censitaire. Les progressistes ne pouvaient imaginer un tel résultat à leurs initiatives démocratiques.



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