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Dossier : Etats-Unis : la démocratie troublée

Du juge électeur au juge gouverneur, la Cour suprême


Resumé Face à un exécutif impérial comme à la polarisation des forces politiques, la cour suprême a un rôle essentiel.

La principale caractéristique de la vie politique américaine aujourd’hui est l’état de quasi-parité entre deux partis, Républicain et Démocrate. Dans la dernière décennie, ceux-ci ont continué à s’affaiblir en tant qu’organisations structurantes de la cité et leur avenir dans le cadre de la nouvelle loi de financement des campagnes électorales (le Bipartisan Campaign Reform Act de 2002) paraît sombre. La composition actuelle du Sénat est de 51 Républicains, 48 Démocrates et un Indépendant. A la Chambre des représentants, les Républicains disposent d’une majorité de 22 voix, d’autant plus fragile que la discipline de parti reste faible. Le rapport de force est tout aussi équilibré dans les parlements des États ou chez les gouverneurs, avec là une égalité parfaite. Rappelons enfin le très faible écart entre George Bush et Al Gore lors de l’élection présidentielle de 2000, dans le collège électoral comme dans les suffrages populaires.

Cette situation est inédite dans l’histoire politique américaine récente : aucun Président des Etats-Unis depuis Jimmy Carter (1977-1981) n’a gouverné sur la totalité d’un mandat de quatre ans avec un Congrès dominé par son propre parti. Même George W. Bush, qui jouit aujourd’hui d’une majorité républicaine au Capitole, a dû, pendant la première partie de son mandat, cohabiter avec un Sénat à majorité démocrate.

Affaiblissement du Congrès

Aucun des deux partis n’est aujourd’hui en mesure de proposer un projet de société qui lui assure une majorité durable, au Congrès et à la présidence, et donc une véritable capacité à gouverner. Le Parti républicain, même dominant, en est réduit à tenter de consolider sa majorité loin des urnes, en pratiquant dans certains États (Texas, Pennsylvanie, Colorado) de nouveaux découpages pour les circonscriptions à la Chambre des représentants, une pratique qui avait disparu depuis la fin du XIXe siècle en dehors du recensement décennal.

La parité induit la paralysie et c’est le Congrès qui est le plus affecté : il est en effet rare qu’une élection présidentielle soit si déséquilibrée qu’elle ne puisse donner lieu à un changement partisan à la Maison blanche. Le Congrès a besoin de plus de continuité dans l’action, car la longue durée favorise le travail de rédaction des lois, mais surtout isole les élus des pressions immédiates et des réactions populistes.

Depuis 1994, toutes les élections législatives auraient pu donner lieu à un renversement de majorité. Dès lors, sénateurs et représentants ne légifèrent jamais avec un horizon d’exercice de la loi de plus de deux ans. On comprend la timidité relative de l’institution parlementaire, ainsi face à des questions comme le mariage homosexuel ou l’interruption tardive de grossesse… Les quelques rares grands textes votés par le Congrès dans les trois dernières années ne l’ont été qu’en raison de la crainte d’une catastrophe électorale pour les Républicains à propos de questions à forte résonance chez les électeurs (la réforme du système de couverture de la santé et de remboursement des médicaments), ou grâce à des convergences bi partisanes (sur l’éducation ou le financement des campagnes électorales). Dernier élément d’importance, lors des élections de mi-mandat de 2002, de nombreux élus républicains ont dû leur élection à la visite dans leur circonscription ou leur Etat d’un président populaire. Celui qui, en dernier ressort, décidera de l’affectation des fonds du parti, est sans aucun doute la meilleure arme de campagne des parlementaires républicains. Il leur est dès lors difficile de montrer leur indépendance lorsque des divergences se font jour.

Dans un système de « pouvoirs et contre-pouvoirs », on a assisté parallèlement à une montée en puissance de la présidence, conséquence directe du 11 septembre. Avec la mise au premier plan des questions de défense nationale, de sécurité du territoire et de diplomatie, la domination de l’exécutif se trouve favorisée. Les Républicains conservateurs n’ont d’ailleurs jamais caché leur attrait pour ce renforcement. L’exécutif américain a aujourd’hui retrouvé beaucoup de ses atours impériaux mis à mal par les crises du deuxième mandat de Bill Clinton. Lorsqu’il s’agit de déclarer une guerre, de mener une opération armée, ou de décider d’une nouvelle politique de protection du territoire, c’est lui qui possède l’initiative, le législatif devant se contenter de suivre en s’assurant que sa résistance ou ses réticences ne soient pas perçues par l’opinion publique comme antipatriotiques.

La montée en puissance de la Cour

Selon de nombreux observateurs, la Cour suprême a pris un risque considérable en intervenant dans la controverse de l’élection présidentielle en Floride, en novembre-décembre 2000. La position des neuf magistrats s’en ressentirait aujourd’hui si la présidence Bush avait été une catastrophe aux yeux de l’opinion publique américaine. Une proportion anormalement élevée d’Américains persiste d’ailleurs à trouver illégitime le Président (d’où les premiers succès de Howard Dean capitalisant sur la colère des militants). Mais George W. Bush continue à jouir d’une forte cote de popularité, et la décision et le prestige de la Cour suprême se trouvent de fait validés. Celle-ci est dans une situation qu’elle n’avait pas connue depuis le début du XIXe siècle (1811-1823) : elle fonctionne depuis dix ans avec les neuf mêmes juges, la dernière nomination étant celle de Stephen Breyer en 1994. Même s’il n’existe pas d’harmonie entre les hauts magistrats en matière de philosophie judiciaire, l’actuelle Cour (une des plus âgées de toute l’histoire) possède une très forte identité : ses principales caractéristiques sont un grand conservatisme en matière pénale (sur les questions carcérales et la peine de mort…), une volonté confirmée de rendre plus de pouvoir aux États, de diminuer la taille, les prérogatives et les missions de l’État fédéral, et un pragmatisme de plus en plus affirmé face aux attentes doctrinaires des plus conservateurs des Républicains, dont la frange chrétienne fondamentaliste.

Témoin de ce pragmatisme, l’approche qu’ont les juges de ce mur de séparation entre l’Église et l’État que la Cour Warren avait érigé dans les années 60, interdisant la prière dans les écoles publiques en 1962 et écartant aussi tout financement par des fonds publics d’activités, scolaires ou autres, exercées dans des institutions confessionnelles. Ce dernier domaine est particulièrement important : les Américains se définissent et votent aujourd’hui moins sur la base d’une affiliation partisane traditionnellement construite (statut économique, syndicalisation, tradition familiale, appartenance ethnique, géographie…) que sur celle de leurs pratiques et de leurs croyances religieuses. Un Américain qui assiste à au moins un office religieux par semaine et qui pense que l’interruption de grossesse n’aurait jamais dû être légalisée a toutes les chances de voter Républicain. L’électeur plus séculier, qui estime que la maîtrise du processus reproductif est un droit fondamental de la personne, se porte, lui, sur le Parti démocrate. Dans un contexte bi partisan, les décisions de la Cour suprême à propos du transfert de fonds publics vers des organisations confessionnelles, ou de la constitutionnalité de la mention « One nation under God » dans le Serment au drapeau que les écoliers américains récitent chaque jour, ou encore sur la place et la protection des activités religieuses dans les institutions publiques prennent valeur de dernière ligne de résistance démocrate à l’avènement d’une « ère républicaine » ou, à l’inverse, de validation constitutionnelle des choix de l’actuelle majorité parlementaire. De fait, dans l’impossibilité de construire un projet économique qui soit la base d’une majorité stable, les partis reportent sur le judiciaire leurs espoirs de grand « réalignement » à leur profit. D’où l’importance du débat sur les nominations à la haute Cour, un débat déjà fortement attisé par l’âge moyen (70 ans) des juges de la Cour. Quel qu’il soit, le Président que les Américains choisiront en novembre 2004 disposera d’un nombre suffisant de nominations à la Cour pour consolider fortement la majorité conservatrice de cette dernière ou la renverser au profit des « libéraux », au sens américain du terme.

Un conservatisme pragmatique

Aujourd’hui, la ligne de partage idéologique au sein de la Cour est plus à trouver entre deux formes de conservatisme, l’un modéré et pragmatique et l’autre radical et doctrinaire, qu’entre conservateurs et « libéraux ». On ne voit plus, par exemple, de juges, à l’instar de William Brennan, Thurgood Marshall ou Henry Blackmun, qui soient ouvertement hostiles à la peine de mort et manifestent une opposition de principe lorsque le haut tribunal, interrogé en dernier recours, autorise une exécution. On assiste plutôt à une rationalisation/légitimation de la peine capitale qu’à une remise en cause de ses fondations juridiques. Même l’arrêt Atkins c. Virginia (2002) qui interdit l’exécution des handicapés mentaux, s’inscrit dans une logique de l’exemplarité et de la rétribution, les deux piliers conceptuels du soutien au châtiment suprême. L’arrêt Ring c. Arizona (2002) a suspendu l’exécution de plusieurs dizaines de condamnés à mort et vise à réduire la part d’arbitraire dans la décision d’appliquer la peine de mort, en standardisant les procédures judiciaires, mais il ne remet nullement en cause cette peine. Par ailleurs, et à deux reprises par la plus faible des majorités (5 contre 4), la Cour a confirmé la constitutionnalité du système d’alourdissement des peines pour les récidivistes ( Three Strikes Law) en Californie.

Pour autant, le mouvement conservateur américain ne saurait compter sur l’appui systématique de la Cour pour donner une caution constitutionnelle à ses idées. En juin 2003, dans l’arrêt Lawrence c. Texas, une décision d’une très grande portée pour les droits des minorités sexuelles, la Cour a frappé d’inconstitutionnalité – au nom de la clause « d’égale protection des lois » du Quatorzième Amendement – les décisions des États qui criminalisaient la sodomie, affirmant qu’il existait un droit inaliénable à l’autonomie sexuelle de la personne. Sur la base de cette décision, la Cour suprême de l’État du Massachusetts a, presque dans la foulée, autorisé les mariages entre personnes du même sexe, l’orientation sexuelle ne pouvant être une cause de traitement discriminatoire. Il est concrètement difficile pour les États aujourd’hui d’encadrer la sexualité, quelle que soit la réprobation qu’éprouvent les majorités dans les parlements des États. C’est bien d’une mise hors de portée de la loi et de la puissance publique de l’intime qu’il s’agit. Cette décision correspond à la philosophie d’une Cour qui s’est toujours refusé, malgré de multiples injonctions, à casser la jurisprudence antérieure ( Roe c. Wade, en 1973, sur le droit d’interrompre une grossesse). En 2000, elle a frappé d’inconstitutionnalité une loi du Nebraska qui interdisait certaines IVG tardives. La Cour, qui a la maîtrise presque totale de son rôle, est restée muette sur la question de l’avortement pendant huit ans entre 1992 ( Planned Parenthood of Pennsylvania c. Casey) et 2000, et elle a toujours refusé de céder aux injonctions prohibitionnistes, témoignant d’une forme de pragmatisme face à un droit reconnu comme tel par des millions d’Américaines, mais aussi d’une certaine modestie judiciaire qui reconnaît les limites de son pouvoir.

Respecter un consensus national

On retrouve le même pragmatisme dans le domaine de l’ affirmative action (discrimination positive). Contrairement aux attentes des plus militants des conservateurs qui pensaient que la Cour, avec les affaires Grutter c. Bollinger et Gratz c. Bollinger, avait l’occasion d’éradiquer constitutionnellement tous les programmes de traitement préférentiel des minorités contraires à la clause « d’égale protection des lois ». Or elle a finalement réaffirmé la logique de l’arrêt Bakke c. Regents of the University of California (1978) : l’utilisation du seul critère racial est inconstitutionnelle mais son emploi est possible, parmi d’autres, au titre de la promotion de la « diversité ». Cette promotion de la diversité est élevée au rang d’impératif moral pour les institutions d’enseignement supérieur. Là encore, la Cour semble s’être plus souciée des conséquences pratiques d’une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité, que ce soit pour les décisions d’admission dans les universités, la gestion du personnel dans les grandes entreprises américaines, ou encore dans ce laboratoire de l’affirmative action qu’est l’armée américaine. L’application rigide du principe d’égalité a cédé devant un certain consensus national sur les politiques activistes de réparation et de construction de l’égalité.

Ce pragmatisme constitutionnel d’un tribunal dont les membres n’ont, à l’exception de Sandra Day-O’Connor, aucune expérience politique n’a été nulle part plus en évidence que lors de l’arrêt McConnell c. Federal Election Commission (décembre 2003). A la surprise de la majorité des observateurs, la Cour a, là encore, préféré une plus grande harmonie institutionnelle et la protection du cadre démocratique, dans une perspective presque progressiste, à la défense d’une liberté aussi fondamentale que le droit d’expression. En effet, elle a validé le Bipartisan Campaign Reform Act de 2002 (loi McCain-Feingold), qui limite sévèrement certaines méthodes de financement des campagnes électorales, et qui interdit aux syndicats et aux groupes de pression d’acheter des espaces publicitaires à certains moments clés des campagnes. La Cour faisait, chose rare, acte de déférence vis-à-vis du Congrès, lui reconnaissant une expertise dans l’amélioration du processus démocratique, quel qu’en soit le coût en termes des droits individuels des donateurs ou des membres du mouvement syndical ou associatif. C’est dans les décisions à venir au printemps 2004, sur la constitutionnalité d’un découpage électoral ouvertement partisan en Pennsylvanie, que l’on verra si la Cour est animée d’une véritable foi réformatrice.

Aujourd’hui cependant, si l’on manifeste à son égard une curiosité teintée d’inquiétude pour les libertés civiles, c’est d’abord parce qu’elle a accepté d’inscrire à son rôle une série d’affaires impliquant les droits des prisonniers détenus à Guantanamo, et ceux des citoyens américains arrêtés en Afghanistan ou aux Etats-Unis et détenus sans accès à un avocat ou à leur dossier judiciaire. La décision même de s’en saisir, alors que l’exécutif conteste jusqu’au fait que le judiciaire puisse jouir d’une quelconque compétence à statuer, est bien le théâtre de ce que la chroniqueuse judiciaire du New York Times qualifie de « moment longuement attendu : la rencontre d’une présidence impériale avec un judiciaire impérial ». 1



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1 / Linda Greenhouse, « It’s a Question of Federal Turf  », The New York Times, 12 novembre 2003.


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