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Créolité et politique : le présent d’une histoire à conquérir


Au-delà d’une identité culturelle et sociale, une nouvelle responsabilité politique reste à assumer.

Le 7 décembre 2003, les Guadeloupéens et les Martiniquais désavouaient la classe politique dans sa majorité en répondant non à la consultation organisée par le gouvernement sur l’évolution institutionnelle de ces départements français d’Amérique. Pourtant, la plupart des partis et les hommes politiques s’étaient prononcés pour un changement : sans remettre en cause l’appartenance à la République et à l’Union européenne, celui-ci permettait la mise en place d’institutions différenciées (par rapport à la France métropolitaine) et renforçait le pouvoir local par le biais d’une autonomie encadrée. Or ce fut un non massif en Guadeloupe (près de 75 % des suffrages exprimés) et relatif en Martinique (environ 51 % des suffrages exprimés)1.

Dans le même temps, une floraison d’écrivains et d’artistes expriment aux quatre coins du globe les richesses de la culture créole. Comment interpréter ce décalage entre une identité culturelle chaque jour plus affirmée et le refus, somme toute clair, d’une identité politique orientée vers la responsabilité ? Cette consultation exprime, on ne peut mieux, le paradoxe de ces îles à la fois frondeuses et frileuses. Ce paradoxe s’inscrit parfaitement dans une démarche singulière qui se traduit par la construction d’une identité sécurisée.

Le temps de l’affirmation culturelle

Cinquante ans séparent la première parution du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (1939) et la première édition de l’Éloge de la créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (1989). Cinquante ans au cours desquels l’identité culturelle aux Antilles a entrepris une conquête difficile des âmes façonnées par la négation esclavagiste et l’inhibition assimilationniste. Reconquérir leur fierté d’hommes, l’honneur perdu dans les fers aura été le combat des chantres de la négritude.

Ce cri césairien touche en premier lieu la petite et la moyenne bourgeoisie noire et mulâtre, à la recherche de repères identitaires après l’émancipation de 1848. La négritude, si elle s’inspire des souffrances nées de l’errance du petit peuple, n’aura jamais été un mouvement populaire. Mais elle permettra de construire une identité portée principalement par la jeunesse et les intellectuels, dont l’acte premier est une rébellion contre l’assimilation consacrée par la loi du 19 mars 1946, érigeant les quatre vieilles colonies (Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion) en départements français.

Si sa portée littéraire est incontestable, la négritude reste une pensée insuffisamment ancrée dans le réel antillais. Elle peut être appropriée en Afrique, en Amérique et dans la Caraïbe dans des contextes fort différents. Elle est avant tout un catalyseur intellectuel.

C’est pourquoi la créolité, sa rivale, se veut un dépassement. Celle-ci inscrit le façonnage culturel antillais dans un espace de rencontre et de métissage. Elle privilégie ainsi une ère spatiale (le nouveau monde) en renvoyant dos à dos toutes les hégémonies identitaires, sans toutefois s’emmurer dans un champ clos d’expression littéraire. Elle se vit avant tout comme un point de croisement d’apports distincts (européens, africains, asiatiques) et comme une réappropriation de l’histoire par ceux qui en ont été les acteurs sans-voix. Ainsi, Raphaël Confiant définit la créolité comme « l’insémination de la parole dans l’écrit neuf ». La créolité n’est pas non plus un mouvement populaire. Elle est portée par une intelligentsia à la recherche d’une explication à la vitalité culturelle antillaise.

Ainsi ces deux mouvements littéraires ne sont-ils que la vitrine d’une cascade identitaire qui arrose les Antilles depuis les années 60, après l’amorçage de la négritude. En effet, dix ans après le vote de la loi de départementalisation, les illusions tombent les unes après les autres. Les deux motifs essentiels d’adhésion à la politique d’assimilation se heurtent à l’écueil des réalités. L’égalité sociale s’est transformée en illusion politique et l’incorporation juridique complète se blottit dans l’arène de l’impossible.

Pour autant, la République française ne reconnaîtra pas les différences et persistera dans une stratégie d’intégration où les seuls ancêtres admis ont été Gaulois jusqu’aux années 80. Dans un contexte qui voit les anciens empires coloniaux craquer de toutes parts et le mythe tiers mondiste se répandre dans les milieux progressistes, les valeurs de la négritude vont faire recette chez les « expatriés antillais » et nourrir un mouvement culturel d’affirmation identitaire. René Maran, Édouard Glissant, Joseph Zobel en Martinique, Guy Tirolien, Paul Niger en Guadeloupe en sont les dignes représentants.

Le phénomène s’amplifie dans les années 70 avec la fin de l’économie de plantation2. Ainsi naîtra en Guadeloupe ce que les indépendantistes vont appeler le mouvement de résistance culturelle. Ce mouvement valorisera les traditions populaires en perdition comme la musique Gwo ka, les contes et la langue créole. Le phénomène n’est pas exclusif aux Antilles françaises : présent dans toute la Caraïbe, il a été parfaitement étudié par le sociologue jamaïcain Rex Nettleford3 dans son étude de la créolisation. C’est sur ce terreau que va pousser la créolité. Elle entend prendre en compte le foisonnement culturel qui agite les sociétés antillaises dans les années 804, ainsi que le mouvement social d’essence nationaliste qui a vu le jour en Guadeloupe en 1970 avec la création de syndicats nouveaux, tels que l’Union des travailleurs agricoles ou l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (1973).

La créolité devient la revendication d’une identité différente, composite, à prétention universelle à l’inverse de la négritude qui n’a pas su dépasser l’enfermement de la pigmentation. Elle se veut aussi sociale, en s’appuyant sur la vie des masses paysannes jusqu’alors exclues de l’Histoire officielle. La culture créole est revendiquée, distillée au point d’irradier les sociétés guadeloupéenne et martiniquaise dans leur ensemble. Dès lors, la République ne pouvait plus, au risque de se voir déborder, se cantonner dans un repli frileux. Il lui fallait intégrer le discours sur la spécificité et sur les particularismes ultramarins.

Les années 90 marquent le point de rencontre entre une revendication identitaire créole et la fin du jacobinisme de la République française. Mais jusqu’où la République peut-elle digérer la différence ? La culture créole peut-elle se réduire au champ de la régionalisation culturelle produite par les nouvelles logiques territoriales ? Sa reconnaissance officielle ne lui fait-elle pas courir le risque d’une dilution mortelle ? Et, dans ces conditions, la culture créole peut-elle servir de moteur à un mouvement d’émancipation politique ? Ces questions sont essentielles pour appréhender la place que tient cette émergence culturelle dans l’enracinement humain et social post-esclavagiste de sociétés jeunes qui n’ont jamais connu la liberté politique de se construire.

A la recherche d’une identité politique

La vie politique antillaise depuis 1848, date de l’abolition de l’esclavage, a été essentiellement rythmée par les enjeux construits depuis la Métropole. À l’inverse de ce qui a pu se produire en Algérie, en Indochine ou en Afrique, les Antilles n’ont pas connu de grosses flambées nationalistes. On trouvera l’explication à la continuité coloniale dans la gestion de ces territoires et dans l’absence de sociétés constituées préalablement à la conquête. Issues de la colonisation, ces sociétés y puisent leurs repères existentiels et leurs rapports au pouvoir.

Le mouvement communiste, qui voit le jour en Martinique avant la 2e guerre mondiale et en Guadeloupe après celle-ci, ne pourra jamais s’affranchir entièrement de la main protectrice parisienne. Certes, il contribuera à lancer les grandes batailles revendicatives pour l’égalité des droits, mais il abordera avec une prudence de Sioux la question de l’émancipation. Les idéologues communistes antillais, comme Rosan Girard en Guadeloupe, invoqueront le réalisme et l’attachement de la population à une France mythique pour justifier leur revendication de l’autonomie interne à partir de 1957.

Mais, poussée par la vague de décolonisation et déçue par l’immobilisme des partis communistes, une fraction de la jeunesse va se lancer dans la bataille de l’émancipation nationale. Après les événements de décembre 1959 en Martinique, se constitue dans l’émigration antillaise et guyanaise, en 1961, le Front antillo-guyanais pour l’autonomie animé par Albert Béville5 et Marcel Manville. Cette organisation sera dissoute par le gouvernement à la demande du général de Gaulle après quelques mois d’existence seulement. Si Aimé Césaire et Édouard Glissant sont très proches de cette démarche, il faut bien reconnaître que leur influence reste limitée. Le mouvement culturel qu’ils incarnent ne parvient pas à nourrir la revendication politique.

Le Mouvement indépendantiste qui voit le jour dans cette période se place dans une logique de rupture radicale. Par exemple, le Groupe des organisations nationales de la Guadeloupe (Gong), créé en 1963 en milieu étudiant à Paris, ne tardera pas à prôner l’abstention aux élections et la lutte armée. Organisation clandestine, le Gong se manifeste surtout par des campagnes de graffitis et par une intense activité de contacts internationaux. Il est démantelé par la répression policière et judiciaire qui suit les événements de mai 19676 à Pointe-à-Pitre. Cette organisation ne s’appuie guère, au départ, sur la vague culturelle qui prend naissance. Son idéologie et sa pratique sont d’importation chinoise. Dans les années 70 se réalise la première fusion entre des revendications culturelles, sociales et politiques, elle reste cependant fortement marquée par l’héritage « gongiste » et ne parvient pas à construire une identité politique complémentaire de l’identité culturelle.

C’est sans doute là le plus grand échec des indépendantistes. Cet échec s’ajoute à celui, tout aussi patent en Guadeloupe notamment, de la violence qui a sévi dans les années 807. Aussi le paysage politique demeure-t-il dominé par des postures importées de la France métropolitaine, au nom aujourd’hui de l’intégration républicaine et de la défense des droits acquis.

C’est en même temps la victoire de l’assimilation, qui a su à temps se dégager des dogmes de l’unicité pour distiller un différentialisme soluble dans la République. Cette victoire de l’assimilationniste est très certainement due à l’errance culturelle qui fait passer la Guadeloupe et la Martinique d’une société coloniale violente et castratrice à une dépendance consentie. Dès lors, la question identitaire se trouve déconnectée de toute revendication politique pour constituer l’une des cordes sur lesquelles se joue la partition de la sécurité.

Faut-il considérer que la question de l’émancipation se trouve reléguée dans les oubliettes de l’histoire ? Il ne faudrait surtout pas se hasarder à de telles conclusions hâtives : les sociétés antillaises restent des sociétés convulsives où le social, le culturel et le politique sont toujours à fleur de peau. Les récentes élections régionales de mars 2004 ont exprimé un besoin de renouvellement de la classe politique. À la faveur de cette tendance, il n’est pas exclu que puisse apparaître une nouvelle force réalisant la synthèse attendue de l’identité, de la compétence et du modernisme. Hier repliée sur elle-même, la société créole s’inscrit dorénavant dans l’éclatement des frontières. Elle ne peut craindre la mondialisation, dans la mesure où elle en a été la première forme.

L’avenir des Antilles passe par la conquête de leur histoire. Ainsi pourraient être soldés les comptes du passé.

Pointe à Pitre, le 8 septembre 2004



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1 Dans le même temps, St-Martin et St-Barthélemy optaient pour un changement statutaire à une très forte majorité.

2 On entend par économie de plantation le système hérité de l’esclavage dans lequel, par la servitude, puis par une forme de métayage appelé colonat partiaire, les cultures d’exportation étaient cultivées sur de grands espaces relativement autarciques.

3 Il s’agit des processus de créolisation, consubstantiels des métissages humains.

4 Renouveau du Carnaval populaire, éclosion de la langue créole qui sort de son ghetto, invention du Zouk qui conquiert la planète musicale, émergence d’une littérature enracinée.

5 Il périra lors d’un accident d’avion survenu le 22 juin 1962 à Deshaies au moment de l’atterrissage en Guadeloupe.

6 Ces événements, survenus à l’occasion d’une grève des ouvriers du bâtiment, vont faire, selon des sources gouvernementales, plus de 80 morts.

7 En Martinique, l’image des indépendantistes est moins négative, ce qui explique les succès électoraux (Président du Conseil régional, député) d’Alfred Marie-Jeanne, du Mouvement indépendantiste martiniquais.


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