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La question des liens entre ville et travail demeure essentielle dans l’histoire de l’évolution des activités humaines. Si, à l’origine, la comparaison avec le travail de la terre, sédentaire, imprévisible dans ses résultats, soumis à une répétition coutumière des tâches, a pu sembler favorable à la ville en regard du travail urbain, contractualisé, régulier et prévisible, l’évolution du droit du travail amène à s’interroger sur la fragilité actuelle du statut du salarié dans la ville, dans un contexte d’ouverture et de mondialisation.
Loin de corriger l’évolution des emplois vers une plus grande flexibilité, la ville accentue les dérives sociales. L’emploi stable, qualifié, bien rémunéré, est aujourd’hui un mythe, dans un environnement où les relations de travail ne s’inscrivent plus dans la durée. La ville participe par ses évolutions à cette dégradation : il est possible de parler, à la fois, d’un droit du travail à deux vitesses et d’une ville à deux vitesses.
Le défi posé par le développement urbain est aujourd’hui considérable. Il convient de corriger les fractures constatées avant qu’elles ne soient irréversibles et de recréer des liens sociaux indispensables à un projet commun. Il redeviendrait alors possible de concilier les aspirations de citoyens, vivant dans un espace partagé mais multiforme et très inégalitaire dans son utilisation.
Le XIXe siècle représente, sans nul doute, le moment clé de la transition, en France, d’une vie à dominante rurale vers de nouveaux modes de fonctionnement où la ville est désormais le support majeur de l’activité. L’attractivité de la ville et l’apparition de nouveaux emplois sont les éléments moteurs de cette mutation fondamentale.
La création de la classe ouvrière constitue une des clés de notre analyse. La ville apparaît comme un lieu idéal, facilitant le développement d’activités nouvelles ; répondant au besoin de main-d’œuvre des industriels tout en offrant aux salariés une forme de confort relatif inconnue en milieu rural. De fait, la ville s’impose aujourd’hui, comme en témoigne la place tenue par les aires urbaines en France, où se concentre plus de 75 % de la population : la moitié des Français sont regroupés dans 40 zones géographiques, toutes peuplées de plus de 150 000 habitants. Le travail salarié accompagne ce mouvement et se regroupe largement sur ces mêmes zones urbaines. La reconstruction d’après-guerre a véritablement porté le couple ville/travail, au point d’engendrer une nouvelle figure de vie urbaine issue de leurs nécessaires complémentarités : la banlieue.
Mais la nature des besoins exprimés évolue. Alors que les problèmes de logements orientent les politiques publiques jusqu’aux années 70, c’est désormais la demande de services, le transport au premier rang, qui mobilise les élus. La ville ne vit désormais que grâce à la mobilité, du fait de son expansion. Or cette mobilité n’a pas suivi sa rapide croissance. Si la ville répond bien aux besoins professionnels des entreprises, elle a du mal à répondre aux besoins, hors travail, de ceux qui l’habitent.
La croissance urbaine est positive pour certaines formes dominantes d’activité mais elle n’est pas maîtrisée dans ses effets sur le nécessaire maintien d’un lien social entre ceux qui y participent. L’apparition d’une véritable concurrence économique entre villes, non seulement à l’échelle de la nation mais aussi dans un contexte nouveau de mondialisation, contribue à cette dégradation.
La création de nouveaux emplois a encore renforcé l’attractivité urbaine. Au cours des 30 dernières années, les transformations du monde du travail ont été considérables : tertiarisation des emplois salariés (72 % en 1998), développement du travail féminin, progression des services, réduction du temps de travail, concentration des périodes d’activité, progression des qualifications, etc.
La montée du tertiaire s’est accompagnée, en France, de la mise en place d’un droit du travail ambitieux aboutissant à la création d’un véritable statut du salarié. Les lois sur le temps de travail, sur la protection contre les licenciements, sur l’hygiène et la sécurité, sur la représentation du personnel, sur les garanties de rémunérations…, ont abouti à la création d’une classe moyenne protégée. Celle-ci, très impliquée dans la vie et l’organisation urbaines, a vu son niveau de vie progresser sans cesse. La mise en place d’un système de protection sociale efficace a complété l’ensemble en améliorant les prestations et les soins aux personnes.
La ville est ainsi apparue comme un lieu où l’on vit mieux et où l’on bénéficie de conditions d’emploi, de logement, de formation et d’accès à la culture d’une qualité peu comparable avec les difficultés rencontrées en milieu rural. L’opposition entre les emplois ruraux, durs, peu qualifiés et mal rémunérés et les emplois urbains, limités dans leur durée hebdomadaire, qualifiés et bien rétribués a représenté l’élément le plus tangible de la supériorité sociale des villes sur les campagnes. Cependant, la crise économique et les effets imprévus de certaines grandes mutations urbaines, par trop expérimentales, vont révéler les illusions édifiées autour du développement urbain.
Le premier choc pétrolier dans les années 70 amène, peu à peu, les responsables politiques à s’interroger sur la place d’un droit du travail organisé à l’origine pour protéger les salariés, mais peu favorable à la protection de leur emploi. C’est seulement dans les années 80 que l’on mesure pleinement les conséquences juridiques d’une évolution dans la perception du sens même du droit du travail. Après les lois Auroux qui, en 1982, confirment et exaltent la protection du statut du salarié, considéré désormais comme un « citoyen de l’entreprise », l’impérieuse nécessité de s‘attaquer au problème destructeur de la montée du chômage bouleverse les logiques juridiques.
Des mots nouveaux émergent dans la législation sociale : flexibilité, modulation, annualisation, précarité… Au risque d’entraîner une dégradation du statut du salarié, les nouveaux textes s’attaquent à l’amélioration de son « employabilité ». On vise à assouplir les règles juridiques pour favoriser le recrutement des personnes en difficultés d’emploi. Mais tout cela conduit, de fait, à la création d’une sorte de salariat à deux vitesses : un salariat traditionnel, installé dans un système de forte protection, et des salariés peu protégés, employables à merci et dont l’activité est inscrite dans un court terme aléatoire.
Or, loin de réduire cette fracture, la ville y participe. La production du « juste à temps » impliquant aussi l’emploi « juste à temps », la ville accentue les clivages. On y distingue des zones où la majeure partie des habitants bénéficie des avantages d’une stabilité professionnelle, lui assurant des ressources suffisantes et renouvelées, et des zones « ghettoïsées », cumulant tous les handicaps professionnels et urbains. Les critères choisis pour déterminer les actions fortes de la politique de la ville sont, à cet égard, très significatives : taux de chômage, nature des contrats de travail, structure des familles, délinquance… L’emploi est ici au cœur du problème. L’absence de revenus fixes et d’un niveau suffisant induit de multiples conséquences : en matière de logement, de formation, d’accès aux services… La ville n’est plus assimilée à la richesse et à la stabilité, elle apparaît comme un élément contribuant directement à la destruction des liens professionnels et sociaux.
L’organisation par « zones » de la ville, la juxtaposition d’espaces consacrés à des finalités particulières, entraîne la mise en place progressive d’une ville étalée, voire éclatée, où les déplacements de plus en plus massifs deviennent la principale problématique. Alors qu’à l’origine, la ville apparaissait comme un lieu de culture, doté de services nombreux et variés et permettant d’accéder aisément à des logements de qualité…, ne doit-on pas considérer aujourd’hui que l’homme ne constitue plus le principal moteur de son évolution ? Elle est, désormais, un outil au service de l’entreprise dans le droit fil des mutations profondes subies par notre législation sociale.
Dans un univers de précarité professionnelle, la ville offre un réservoir indispensable concentrant une force de travail, disponible et adaptable. Le regroupement, dans les métropoles, de la formation et de la recherche permet aux entreprises de satisfaire leurs besoins en jeunes qualifiés, et d’intégrer l’approfondissement nécessaire des compétences, des savoirs et des savoir-faire.
Surtout, la ville se trouve déséquilibrée dans son rôle de structuration du rapport travail/non-travail. Si la ville remplit plutôt bien sa fonction de ressource dans le domaine professionnel, la vie sociale est sacrifiée. Alors que la précarité rurale s’inscrivait dans un contexte de solidarité et d’entraide, autour de liens familiaux anciens et entretenus, la ville, elle, accentue paradoxalement les situations d’isolement. L’apparition d’une nouvelle forme de vie urbaine, la banlieue, a abouti à une forte concentration de la population précaire dans des sites sans véritable solidarité. La ville, lieu d’accueil, devient, en banlieue, un lieu de discriminations par le regroupement de l’ensemble des difficultés sociales.
Les politiques dites « de la ville » ont traduit, chez les politiques, la prise de conscience de la difficulté de gérer cette situation. Le problème a-t-il pour autant été véritablement traité ? Créer des zones spécialisées, dans une conception dépassée de l’organisation de l’espace urbain, se révèle déstabilisant pour le salarié, car son lieu de travail est souvent différent de ses autres lieux de vie.
La création récente dans quelques villes (Paris, Rennes…) de « bureaux des temps » exprime, de la part des élus locaux, une volonté nouvelle de répondre aux attentes sociales des usagers, en améliorant l’analyse de leurs besoins pour leur fournir des réponses adaptées. Ces bureaux mènent des études de terrain et centralisent l’ensemble des initiatives destinées à organiser la gestion du temps de la ville.
Ces politiques demeurent, certes, aujourd’hui isolées. Elles ouvrent cependant une nouvelle voie pour adapter la ville aux besoins sociaux de ceux qui y vivent. Souvent portées par le développement de la démocratie participative, les initiatives qui découlent de ces réflexions appellent à la mise en œuvre de politiques publiques locales visant à renforcer la cohésion sociale et à réduire, à la fois, les inégalités entre groupes (par exemple entre hommes et femmes) et les situations d’exclusion. L’enjeu est d’améliorer la vie quotidienne en garantissant à chacun l’accès aux activités indispensables à son équilibre personnel et social, par l’articulation des différents temps de vie des personnes et des familles. Une véritable combinaison des temps est ici recherchée : temps de travail, bien sûr, mais aussi temps familial, personnel, professionnel et social. Les actions qui en résultent sont d’une grande diversité : crèches de nuit ou à ouverture tardive, centres de loisirs associés à l’école (CLAE), nouveaux rythmes scolaires, ouverture des accueils administratifs en dehors des horaires habituels de travail, aménagement de nouvelles possibilités de déplacements… Les femmes et les enfants, plus particulièrement exposés à ces difficultés, sont les premiers concernés par ces recherches, comme tous ceux qui sortent fragilisés par les nouvelles figures des sociétés contemporaines.
Les politiques « de la ville », longtemps élaborées dans le seul but de réduire les difficultés sociales les plus criantes, semblent s’orienter vers des objectifs plus ambitieux, non seulement curatifs mais aussi préventifs, avec la mise en place de contrats de ville bénéficiant de moyens plus importants. Si, à l’origine, les seuls thèmes de la sécurité, de l’aide sociale, de la culture, de la santé ou des jeunes étaient mis en avant, l’insertion sociale et professionnelle et la redynamisation économique participent aujourd’hui à leurs objectifs (loi Solidarité et renouvellement urbain, dite SRU, du 13 décembre 2000). Des initiatives locales, comme celles des bureaux des temps, ont ouvert des pistes pragmatiques, directement applicables au point d’être reprises dans des programmes nationaux voire européens.
La récente « loi d’orientation et de programmation de la rénovation urbaine » (loi du 1er août 2003) s’inscrit dans cette volonté de réduire les inégalités dans les zones urbaines sensibles. La priorité donnée au problème de l’accès à l’emploi dans un texte qui veut être la « première loi de programmation pour la ville » traduit, s’il en était besoin, l’enjeu majeur de notre problématique.