Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site
Dossier : Rythmes et temps collectifs

Conclusions : Les temps sociaux


Ce dossier sur les temps sociaux ne propose pas directement une réflexion métaphysique sur notre rapport au temps. Ni des considérations sur les étapes du temps de la vie, avec une jeunesse qui s’allonge, dans l’incertitude face à un avenir mobile, et une retraite appelée à durer, capitalisant l’expérience écoulée.

Il se concentre sur les figures de nos temps collectifs, bouleversées par l’accélération de nos sociétés. Les uns regretteront les cadres qui, hier, permettaient que le temps soit partagé, ménageant le vivre ensemble, donnant à chacun de mûrir ses choix, d’organiser ses itinéraires. La régularité des échéances offrait la sécurité pour la rencontre. D’autres rappelleront que la libération du temps « correspond à un mouvement historique d’émancipation individuelle ». Le « temps-providence », celui des sociétés traditionnelles, agraires, ou celui de l’Etat keynésien, organisateur de la production et de la protection, était rassurant, mais n’enfermait-il pas aussi dans des routines ?

Notre temps est devenu mobile. La question, posée par ce dossier, est celle de la manière dont nous le vivons en commun. Va-t-elle se traduire par des dysharmonies acceptées, sources de fragilités et d’inégalités ? Ou appelle-t-elle d’autres conjugaisons des temps multiples, d’autres concordances qui inventent les rythmes propres à un groupe, à une société, à un territoire ? Car le temps, ce n’est pas seulement des chiffres (de travail, de déplacement, de loisirs), une succession quantifiée à la disposition de chacun. C’est un mouvement qui, s’il trouve sens – sens pour soi, sens avec d’autres –, donne son « tempo » à la construction d’une existence.

Temps consommé ou approprié ?

Notre société valorise plus que jamais l’usage du temps, mais c’est un temps identifié à sa mesure. Paradoxalement, le temps est devenu plus autonome pour chacun, plus différencié, avec la flexibilité des horaires, la durée planifiée des voyages, la programmation des loisirs..., mais aussi plus dépendant : de l’agenda, des horaires multiples. « Le temps des institutions continue de scander fortement nos vies... codées plus que jamais » (Francis Godard). Mais cette scansion des temps collectifs mobilise des hommes et des femmes soumis à un parcours du combattant, jonglant avec les impératifs des cadrans – ceux des transports en commun, des ouvertures des services, des sorties des écoles, avec les exigences du « juste à temps » et les plannings dans le travail.

Le temps a toujours été objet de mesure. Les horloges, les sabliers, les clepsydres ne datent pas d’aujourd’hui. Mais désormais la mesure est devenue sa valeur. Chronométré, il peut devenir homogène et s’échanger, gage d’efficacité comme de justice. On calcule et on vend son temps de travail. On achète son temps de loisir. « Le temps libre est du temps “gagné”, du capital rentabilisable qu’il faut racheter pour en disposer » (Jean Baudrillard).

Mais le partage du temps est-il toujours identifiable à un marché comme celui des « biens », des objets manufacturés qui sont « du temps cristallisé », disait Abel Jeannière 1 ? Il est bien commun, source d’initiatives, de projets sur les lieux de travail, d’accès aux mêmes lieux de services, d’échanges sur les lieux de culture et de détente. Il est même, parfois, temps perdu apparemment pour le calcul. Car il prend sa valeur dans la personnalité du contenu.

La diffusion de cette véritable appropriation du temps permet seule d’assurer une réelle égalité des chances pour l’« habiter ». Les cadrages divers, les planifications, les « bureaux » des temps n’y suffiront pas, s’ils se réduisent à coordonner des « plages », comme dans un organigramme, agençant des contraintes. Le rapport au temps collectif doit se faire négociation, non seulement sur sa mesure mais sur son contenu.

Les bureaux des temps dans les villes ouvrent cette voie quand ils deviennent des espaces de concertation, d’échange autour de projets et non la requête des moyens pour consommer 24 heures sur 24. L’aménagement du temps de travail peut être l’objet d’un vrai dialogue social, pour ne pas devenir un échange inégal et permettre une flexibilité réciproque, pour ouvrir des marges de manœuvre autour d’objectifs confiés à des équipes...

Car aujourd’hui les règles de la conjugaison des temps de chacun lui échappent bien souvent. Il s’agit surtout de se plier à des nécessités au sens desquels il n’apprend pas à contribuer. Même pour les horaires de loisirs, ceux des temps à remplir personnellement, c’est autant la passivité – et la consommation de « cases » pour produits formatés –, que l’apprentissage d’un goût, d’une possibilité de vivre un temps plein, pour soi et avec d’autres, qui est sollicitée. Le temps « plein », approprié par chacun, est champ d’expérience auquel on donne un poids personnel et horizon partagé. Le commun d’aujourd’hui est trop univoquement la mesure. Mais celle-ci peut n’être qu’abstraction et le temps individuel reste sans harmonique. Des règles ne suffisent pas à ce qu’il soit solidaire.

Le risque et la confiance

Le mot temps dit ouverture de possibles, incertitude, confiance nécessaire. Plusieurs des auteurs de ce dossier évoquent cette ambivalence, qui est à la fois risque et chance. Incertitude nouvelle des valeurs et des projets toujours à négocier dans l’entreprise, pari des calculs financiers et de l’appel au crédit de plus en plus prégnant dans nos sociétés, désir d’aventures personnelles pour ses moments de détente, etc.

Mais il est différentes façons d’assumer cette ambivalence. Par le retour aux bons vieux cadres de jadis (la réapparition du modèle taylorien dans les services, notée par Anousheh Karvar). Par la sophistication des prévisions et des évaluations. Par le culte de l’immédiat, le repli sur l’éphémère... Mais le temps reste rebelle à ces tentatives d’objectivation. D’autant que s’il s’inscrit dans une dimension sociale, il suppose la confiance. Cette confiance invite aujourd’hui à trouver, d’une autre manière, des rythmes collectifs, croisements et solidarités entre les temps personnels, et non seulement comptage ou juxtaposition. Le rythme est une distribution subtile entre des durées, avec des ouvertures et un retour sur des thèmes déjà mémorisés. Chaque événement y est un temps en soi, mais en rapport avec d’autres. Et la pause (le silence en musique) se tend de la mémoire de l’événement précédent et de l’attente de celui qui va suivre. Des rythmes collectifs sont à la fois sécurité, habitudes et invention, enrichissement inattendu.

Chacun à leur manière, Jean-Marie Glé et Michèle Leclerc-Olive soulignent que le présent d’un temps commun n’est pleinement habité que s’il est consentement à une ouverture. L’anthropologie chrétienne, nous dit Jean-Marie Glé, éclaire cet enjeu : le présent, ce n’est pas simplement l’immédiat, mais l’attention, le respect, pour un mouvement qui nous traverse et dans lequel chacun doit prendre toute sa place. Ce mouvement n’est pas inéluctable, comme indifférent à toute possibilité d’y inscrire un sens et de le partager. De même, la lecture proposée par Michèle Leclerc-Olive du rapport au temps dans d’autres sociétés (au Mali ou au Chiapas...) ne parle pas de la nostalgie d’une harmonie perdue mais de la volonté de réinterpréter l’irruption de la modernité, en échappant au « présent perpétuel » d’une vision imposée (néo-libérale) qui dissuaderait de participer à des orientations déclarées inéluctables.

Nous sommes certes obligés de sortir de nos routines traditionnelles pour nous hisser à la vitesse du temps d’aujourd’hui. Mais « la vitesse est à la fois un progrès et une violence » (Paul Virilio). Elle conduit à une perte de contrôle qui explique, entre autres, les drames de la violence aujourd’hui. L’accélération des villes, l’obsolescence des objets heurtent la lenteur de l’évolution des formes sociales et des mentalités. Ces déséquilibres peuvent-ils être mieux accompagnés ? Dans l’apprentissage en commun de nouveaux rythmes, qui ne seront plus ceux des sociétés hiérarchisées de jadis, mais ceux de sociétés de confiance et de négociation ?

Quand le verbe « performer » (au travail ou dans les loisirs) se substitue peu à peu à celui d’« exister », comme « traçabilité » à « historique », « lien social » à « fraternité », « flexibilité » à « adaptation », le croisement des trajectoires se fait calcul de probabilités 2.

Vivre ensemble les temps d’aujourd’hui, c’est désensorceler toutes les prétentions à réduire l’inconnu à des connus. C’est « se disposer au respect, s’éduquer à la distance. C’est donner au présent toute sa substance 3 ». Sans dénaturer la temporalité en une succession vide, c’est en faire le lieu possible de la rencontre.



J'achète Le numéro !
Dossier : Rythmes et temps collectifs
Je m'abonne dès 3.90 € / mois
Abonnez vous pour avoir accès au numéro
Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Aux origines du patriarcat

On entend parfois que le patriarcat serait né au Néolithique, près de 5 000 ans avant notre ère. Avant cela, les femmes auraient été libres et puissantes. Les données archéologiques mettent en doute cette théorie. De très nombreux auteurs, de ce siècle comme des précédents, attribuent la domination des hommes sur les femmes à l’essor de l’agriculture, lors du Néolithique. Cette idée est largement reprise dans les médias, qui p...

Du même dossier

L'immédiat financier

Crédit, investissement, opérations de marché..., le rapport au temps de nos sociétés est marqué par la place prise par la sphère financière et par ses paradoxes. Le pain quotidien du crédit et des opérations financières, c’est la durée extensible indéfiniment, flexible comme un élastique, pouvant s’allonger de zéro, l’instant présent, à l’infini des emprunts non remboursables. La farine de ce pain, c’est la promesse de recevoir, plus tard, un peu plus, en contrepartie de ce qui est cédé aujourd’...

Les loisirs, temps libéré ?

Les lois du Front populaire sur les congés payés s’inscrivent sur fond d’un temps collectif déjà constitué et consolident des usages traditionnels. Quant au sport, traditionnellement, il « chasse le temps perdu ». Aujourd’hui, les manières de prendre son temps libre signent la fin non pas du tourisme de masse mais des temps solidaires. Les loisirs n’ont-ils pas façonné les rythmes sociaux ? Au cours du siècle passé, la réponse est à moduler en fonction des temps et des périodes. Une première pha...

Les temps de la ville

Des « bureaux des temps » s’ouvrent dans des villes qui prennent conscience de la difficulté pour les habitants de combiner les horaires de travail et ceux des services, des transports, etc. Les exigences nouvelles de mobilité sont facteurs d’inégalités. Comment synchroniser, sous d’autres modes, les temps d’un territoire ? Traditionnellement en France, dans le champ de la réflexion et de l’action publique, on a dissocié l’approche du temps vécu de celle de l’espace. Depuis quelques années cepen...

Du même auteur

Mémoire vive d'une zone industrielle

Jean-Jacques Clément habite La Plaine, à Saint-Denis, un ancien secteur industriel en pleine métamorphose. Pour veiller à la mémoire de son quartier, il a choisi de le raconter. La rédaction de la Revue Projet se situe à La Plaine Saint-Denis. Vous êtes sans doute l’un des personnages que l’on croise le plus souvent dans le quartier…Je suis à La Plaine depuis l’an 2000. Et effectivement, je suis devenu un personnage un peu, parce que je circule beaucoup. C’est ...

Entendre la parole des victimes

Les victimes ont brisé le silence. Mais les écoutons-nous vraiment ? Au-delà de la plainte, c’est à un dialogue qu’elles nous invitent, pour renouer les liens que le traumatisme a rompus. Longtemps les victimes n’avaient pas la parole. On ne cherchait pas à les entendre ou elles ne parvenaient pas à s’exprimer. « Hosties » fut, en français, le premier mot pour les désigner : créatures offertes au destin, elles étaient silencieuses. Celui qui avait la parole, c’était le héros qui rétablissait la ...

Autonomie et solidarité

Autonomie, dépendance? Deux mots, à l’opposé l’un de l’autre, pour parler des enjeux autour de la vulnérabilité des personnes âgées! « Autonomie » parle de la dignité des personnes, « dépendance » de solidarité reconnue, acceptée. Les deux mots ne sont pas sans ambiguïté : l’autonomie comme exigence, où la vulnérabilité et les frustrations sont vécues comme un échec; la dépendance comme passivité et infantilisation…Notre espérance de vie à tous s’est heureusement allongée. Un temps libre pour s...

1 / Abel Jeannière, « Horloges et temps gaspillé », in « La société chronophage », Projet, n° 97, numéro spécial, juillet-août 1975. On recommande fortement la lecture de ce numéro spécial de Projet qui n’a nullement vieilli !

2 / Cf. Claire Carrier, Le champion, sa vie, sa mort, Bayard éd., 2002.

3 / Paul Valadier, « L’idéologie du progrès, le devenir et la morale », in « La société chronophage », Projet n° 97, op. cit.


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules