Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Etrange moment, nous voici comme entre deux ères, entre deux mondes. Les affrontements d’hier entre les nations et les cultures s’estompent avec le temps, les frictions d’aujourd’hui ne dessinent pas des traits aussi nets. Le réflexe est de les gommer, de ne pas laisser leur trace s’imprimer ; comme si notre espace mondialisé n’avait finalement pas d’épaisseur, ne résistait pas aux transports et aux déplacements. Lors des mouvements de la révolution industrielle, le mythe du primitif, de l’homme inconnu encore à éduquer, avait tendu l’arc d’une civilisation occidentale en mal de conquête et « d’ailleurs ». Vers lui, à la fin du xixe siècle, on allait comme en voyage ; en lui, tout était étrange, surprenant. On avait pour soi le temps, le rythme des longues expéditions en bateau ou en train. Le mouvement était aussi intérieur : n’avait-on pas le temps de rêver ?
De laisser les choses se dire elles-mêmes au rythme où l’on pouvait se les dire ? D’imaginer les rencontres avant qu’elles ne se produisent ? De laisser l’étranger habiter notre intérieur avant qu’il ne se révèle ?
Aujourd’hui, nous voici bousculés, sans ménagement. Fallait-il la prévoir, cette Europe qui s’élargit demain à 25 ? Etions-nous prêts à une guerre en Afghanistan ? Souhaitons-nous une conquête de l’Irak parce que le pétrole pourrait manquer ? Voulons-nous d’une réforme du cadre de notre territoire ? Que pouvons-nous imaginer pour la Côte-d’Ivoire ? L’actualité ne cesse de nous faire traverser la planète en tous sens et, chaque fois, même le temps le plus intérieur nous fait défaut, notre jugement ignore les voies d’un mûrissement.
Le voyage auquel nous sommes invités peut être haletant. Comment, dans cette course, le lointain prendra-t-il le goût du quotidien ? « Les plus rares fleurs mêlant leurs odeurs aux vagues senteurs de l’ambre, les riches plafonds, les miroirs profonds, la splendeur orientale, tout y parlerait à l’âme sa douce langue natale. » Nous sommes loin de cette évocation de Baudelaire ! Qui songe aussi simplement à « la douceur d’aller vivre là-bas » : quand l’autre bout du monde n’habite pas notre imaginaire, comment les chansons de là-bas pourraient-elles épouser les assonances d’une langue natale ?
Même la juxtaposition dans la presse des images, des reportages, des interviews ou des brèves est trop rapide, trop forte, trop violente. Le zapping des journaux télévisés, d’un continent à l’autre, en trente minutes, n’autorise guère le voyage imaginaire. Il interdirait presque au romancier le labeur du récit, au compositeur la puissance de la mélodie. La succession des émotions et des images construit moins une représentation du monde qu’elle ne favorise l’illusion d’une maîtrise, donnant prise aux ambitions, aux comportements les plus calculatoires ou stratégiques.
Après le 11 septembre, le premier réflexe ne fut-il pas de constater la fin d’un monde, l’épuisement des théories anciennes de la géostratégie ? Le même réflexe revient aujourd’hui en Europe : non l’imagination ou le rêve, mais l’affirmation d’une nécessité froide, comme lointaine, étrangère, qui ne passionne pas. Et face à l’Irak, où est le scénario qui éviterait de succomber aux sirènes américaines sans tomber dans le pacifisme angélique qui occulte les méfaits d’un régime corrompu ?
L’alternative est bien de laisser travailler l’imagination : éprouver cette résistance du temps de l’histoire, pétrie d’itinéraires singuliers et de traditions multiséculaires, se laisser autant surprendre par l’événement lointain ou extérieur que par l’étincelle intérieure qui fait advenir l’inattendu dans le trop connu.
Si on s’inscrit dans la tradition des Lumières, le défi qui nous est présenté apparaît encore plus vaste : il invite à rechercher cette sorte d’humanité « élargie » souvent revendiquée par les philosophes. Dans cette première Europe des salons, l’enjeu était plus réduit, contenu dans un espace plus limité. Mais il était porté par des hommes attirés par les voyages, qui encourageaient de leurs essais, lettres ou pamphlets, les multiples expéditions qui ont révélé un ailleurs aux cours européennes : de la Chine au Yémen d’aujourd’hui, l’Arabie heureuse. C’est dans ce bouillonnement que sont nées les plus grandes utopies, que s’est progressivement ouverte à l’autre une civilisation qui doit son origine à un continent bien petit. Paradoxalement, en ce temps de grande mobilité, notre époque, plus que toute autre, invite à renouer avec des voyages qui permettent de relier des univers différents, d’adopter des points de vue et des jugements qui, loin de mépriser l’autre et l’étranger, lui reconnaissent toute sa place. Pour le dire autrement, voyager, c’est aussi s’efforcer de conjuguer ensemble les temps intimes, personnels, et les temps collectifs.