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Dossier : Une société d'individus

Modes de vie

©gillesklein/Flickr/CC
©gillesklein/Flickr/CC
Resumé L’accès à la société de consommation s’est traduit par une individualisation générale des manières de vivre (de se vêtir, se nourrir, de gérer ses loisirs et ses habitudes culturelles). L’individu vit la contradiction entre des modèles idéaux, auxquels s’identifier, et l’exigence de s’inventer soi-même.

Depuis cinquante ans, le Crédoc représente un observatoire particulièrement approprié pour réfléchir à l’installation de l’individualisme dans notre société. Ces années ont correspondu au passage d’une société de pénurie à une société de richesse pour le plus grand nombre. Un passage très rapide : le niveau de vie du Français moyen en 2000 (son pouvoir d’achat, ses possibilités de consommation) était à peu près quatre fois supérieur à celui de 1950. Entre 1950 et 1968, on constate un doublement du pouvoir d’achat. Pour deux francs de revenus en 1950, on en dépensait un à se nourrir, sur quatre francs en 1968 (on a multiplié par deux le pouvoir d’achat), on ne consacrait plus qu’entre 1 et 1,50 francs à l’alimentation.

C’est dans ce contexte que l’individualisme va s’imposer dans les modes de vie. L’explosion qu’il a connue au cours de ce demi-siècle est souvent présentée comme le signe de mouvements de contestation, n’est-elle pas d’abord en rapport avec l’enrichissement ? Quand on étudie les modes de vie de la fin du xixe jusqu’aux années 50, on est extrêmement frappé par la prégnance de la famille et de la classe sociale. Il pouvait, certes, y avoir une place pour l’individualisation des modes de pensée, mais guère pour celle des modes de vie. Aujourd’hui, nous sommes dans une tout autre situation : celle d’une individualisation générale dans les façons de se vêtir, de partir en vacances, de consommer...

Entrée dans l’ère de la consommation

La première charnière dans cette évolution apparaît avec les années 60, dans tous les pays occidentaux. Cela a pris la figure d’une apparente contestation et d’une remise en cause du processus d’enrichissement. On parlait d’aliénation par l’argent, par la consommation... C’est l’époque où Pérec écrit Les choses, l’époque des contestations politiques qui se veulent le procès de ce matérialisme. En réalité, s’il y a une fracture, elle a d’abord concerné les deux piliers des modes de vie collectifs que sont la vie familiale et la catégorie sociale. Cette perception n’est pas contradictoire avec une lecture générationnelle, celle d’une jeunesse qui, dans les années soixante, porta le fer contre la société : les jeunes qui avaient vécu leur enfance et leur adolescence dans une phase d’accélération de la richesse ignoraient le marquage qu’avaient connu les générations plus anciennes, à travers les époques difficiles de la pénurie.

La contestation de la fin des années 60 traduit d’abord le refus de s’enfermer dans sa catégorie sociale ou sa famille. Jusque-là, un fils d’ouvrier « mangeait ouvrier », un fils de médecin « mangeait médecin ». L’alimentation de l’ouvrier, surtout énergétique, était liée à l’imaginaire du sang, de la force : le vin rouge, la viande rouge que l’on pouvait enfin consommer. Alors que pour le médecin, ou d’autres notables, la nourriture était la recherche d’un équilibre ou d’une sophistication. Avec la démocratisation et la généralisation de la scolarisation, leurs enfants se mettent à fréquenter les mêmes établissements et déjeunent ensemble à la cantine. Chez eux le soir, ils vont se rebeller, leurs goûts ne s’identifiant plus à ceux de la catégorie d’appartenance des parents. Cette remise en cause se diffuse, ébranlant toutes les formes de ritualisation de l’époque.

La tenue vestimentaire en est un autre signe. Quand les familles nombreuses étaient fréquentes, la réussite familiale se lisait dans ces alignements d’enfants habillés de la même façon. Souvenons-nous des photographies où l’on voit un groupe d’enfants et d’adolescents portant tous le même costume. Ces portraits de groupe étaient l’expression d’une appartenance collective, en l’occurrence une appartenance familiale. L’installation dans une société de consommation se fait de façon très pragmatique, en s’adaptant d’abord au système de valeurs de l’époque. Tant que l’on ne possédait pas le niveau de revenu nécessaire pour aller jusqu’au bout d’une logique individuelle, on portait encore les mêmes vêtements, de l’aîné au cadet : cela permettait aussi de recycler les vêtements, de les transmettre d’un enfant à l’autre. Avec l’aisance nouvelle, ce n’est plus le cas, cela devient même l’anti-modèle.

Grâce à l’essor de la consommation, la possibilité est offerte de casser les moules. On entre vraiment dans l’ère de l’individualisation, qui éclôt dans les années 70, et va se sophistiquant de plus en plus dans les années 80. L’individualisation s’étend à tous les domaines. Autrefois, en prenant son petit-déjeuner, on mangeait tous la même chose. Aujourd’hui, la table du matin est une épicerie en modèle réduit, chacun choisit sa marque de céréales, son type de chocolat lyophilisé, de lait écrémé ou entier... Le dernier bien de consommation qui émerge devient un signe de réussite sociale. La chaîne hi-fi apparaît à la fin des années 60. Comparativement à la machine à laver, à la télévision ou au réfrigérateur, c’est un bien pauvre en matière d’innovation (l’électrophone avait représenté, lui, une révolution). Mais elle représente un élément de promotion : elle trônera dans la salle de séjour, pilotée par « l’expert », le père de famille. Elle est un outil de reproduction de la musique, et celle-ci a toujours été un élément de marquage générationnel, une des manières de se distinguer de ceux qui vous précèdent.

Mais au début de ces années 70, les jeunes revendiquent le droit d’utiliser la chaîne hi-fi, le jeudi ou le samedi avec les copains. Si le père s’y oppose d’abord, craignant que ce bien précieux ne soit abîmé, il finit par accepter un compromis : il ira laver sa voiture pendant trois heures ce samedi, mais il a malicieusement remplacé la tête de lecture neuve par une plus usée. Vingt-cinq ans plus tard, on trouve une chaîne dans la chambre de chaque enfant, dans celle des parents et même dans la salle à manger. Celle du fils sera relativement compacte, pas trop chère (ce sont les parents qui payent), déformant légèrement les aigus et les graves, tandis que celle des parents sera plus volumineuse et plus chère, devant respecter tout le spectre des ondes musicales : même s’ils le font relativement peu, il leur faut pouvoir écouter Beethoven, Bach et Mozart...

Le mode de consommation et les modes de vie qui se développent pendant vingt ans (les années 70 et 80) traduisent cette montée d’une individualisation qui transcende la logique des classes et celle d’appartenance à la famille. Pourtant les experts finissent par s’interroger. Michel Rocard, par exemple, prédit une crise économique fatale pour nos sociétés développées. Nous possédons tous désormais les biens qui ont soutenu la croissance des Trente Glorieuses. Toutes les familles disposent d’une chaîne, d’une télévision, etc. Nous approchons de la saturation et donc d’une crise économique. Or cette prophétie se révélera totalement fausse, car elle ne tient pas compte d’une évolution profonde : ce n’est plus chaque cellule collective qui a besoin d’être équipée, mais chaque cellule individuelle.

La voiture en offre un exemple éclairant. Dans les années 50-60, elle est le « signe » du mode de vie familial. A partir de 1970, et surtout au cours des années 80, elle s’individualise de plus en plus. Cela passe par l’autonomie des femmes et la montée du travail féminin. On voit apparaître dans les foyers la « deuxième voiture ». Et comme le lancement d’une voiture fait largement appel à l’imaginaire, on crée de nouveaux modèles, qualifiés de « féminins ». Désormais, dans certaines banlieues résidentielles, on compte, dans un même foyer, non pas deux mais trois, voire quatre voitures, quand il y a deux enfants adultes à la maison. Certes, tout le monde ne peut se payer quatre voitures, mais si l’on regarde ce qui se passe aux Etats-Unis, la tendance est là et ira se développant.

La crise économique ne sera pas une crise de débouchés : on peut continuer à construire davantage de produits individualisées, non seulement une chaîne hi-fi, mais plusieurs par personne (autoradio, walkman)... On équipe un même individu pour toutes les formes d’activités qu’il peut poursuivre.

Nouveau rapport au collectif

Face à cette lame de fond, fruit de la rencontre des évolutions sociologiques et du progrès technique, une résistance se manifeste cependant, qui cherche à combiner un certain nombre de structures collectives et cet individualisme. La crise du politique n’est pas encore là. Jusqu’à l’élection de François Mitterrand en 1981, on pense que le destin collectif est mû par la politique. L’alternance a représenté pour certains l’espoir de vrais changements. On assiste bien vite à l’effondrement de cette croyance dans une dynamique collective, qui se combinait assez bien avec l’individualisation des modes de vie, avec l’appel en particulier à une nouvelle démocratisation. N’y a-t-il pas contradiction de la part de tous ceux qui critiquent les signes de la consommation ? Ils militent pour que tout le monde puisse avoir accès, par la justice sociale et par le progrès, à des objets, à des produits fortement signifiants, et une fois ceux-ci répandus, ils en dénoncent le caractère aliénant.

Un deuxième lieu collectif se trouve remis à l’honneur, à la fin des années 80, l’entreprise. On parle d’une « réconciliation des Français avec l’esprit d’entreprise ». Mais, à nouveau, l’investissement personnel et idéologique, notamment chez les cadres, ne résistera pas au changement de conjoncture économique : après la période de croissance, on voit pour la première fois, dans les années 90, des entreprises qui font des profits et licencient massivement. L’entreprise était un temps apparue comme le lieu naturel de réconciliation entre l’individuel et le collectif. Les émissions de Bernard Tapie à la télévision, à la gloire de l’entreprise, correspondaient tout à fait aux valeurs de l’époque. Cette foi du converti, portant aux nues l’entreprise, s’effondre à partir du début des années 90. Et par un effet de génération saisissant, on rencontre maintenant des jeunes de 30 ans marqués par le souvenir de leur père totalement investi dans l’entreprise, puis « jeté » à l’âge de 53 ou 54 ans.

Il faut parler aussi de la place de l’Etat. L’Etat a toujours fonctionné en France comme recours collectif contre les abus de situations individuelles. Cet appel systématique à l’Etat est un recours d’immédiateté, régressif en un sens. Les salariés occupent leur usine, dressent des barrages, et protestent : « Que fait le gouvernement ? », espérant qu’une forte indemnité accompagne leur suppression d’emploi. Ce court-circuit a bloqué la modernisation des syndicats, pris dans ce jeu complexe où ils ont du pouvoir sans en avoir. Il n’est que de penser aux dispositifs actuels de protection sociale, censément paritaires... Voir dans l’Etat le rempart contre l’individualisme exacerbé s’est révélé un miroir aux alouettes. Les structures syndicales, affaiblies, n’ont pas su s’adapter à une conjoncture différente, comme elles l’ont fait dans d’autres pays.

Segmentation et solitudes

La troisième étape pourrait être qualifiée comme le temps des peurs. Après les premières alarmes, il s’installe dans les années 90 avec le chômage, le Sida qui bouleverse tout le monde (les grands-parents ont peur pour leurs petits-enfants), la mondialisation qui met notre modèle en porte-à-faux... De cette déstabilisation de la société, on soulignera deux ou trois caractéristiques. La première est celle d’un « concernement général » : au-delà des groupes « à risque » tout le monde se sent concerné. Tout le monde a peur du chômage, y compris les fonctionnaires, à travers leur conjoint ou leurs enfants. Les frontières entre les groupes n’existent plus.

On découvre que l’hyper-individualisme, qui s’est construit progressivement dans les modes de vie, crée de la solitude. D’autant plus de solitude que surviennent « les accidents de la vie », parmi lesquels le divorce, de plus en plus fréquent. Ces accidents de la vie, le chômage, la maladie à un âge prématuré, risquent de nous atteindre tous, et de nous laisser d’autant plus seuls. Nous découvrons que cet hyper-individualisme n’est pas seulement une hyper-jouissance, mais qu’il risque de conduire à des dégringolades individuelles, à l’exclusion ou à la très grande pauvreté... De nombreux reportages télévisés nous ont rendus sensibles à ces itinéraires de vie de personnes qui connaissent la très grande pauvreté. Ils révèlent une déconstruction à l’œuvre chez des gens qui étaient insérés dans la vie collective, et qui connaissent la spirale d’une solitude totale.

De leur côté, les signes d’un nouveau mode de vie et de consommation continuent de proliférer, offrant de plus en plus de diversité, de plus en plus de possibilités. L’âge de l’hypermarché dans lequel nous sommes est celui de produits accessibles, proposés à notre sollicitation sans que nous en ayons besoin, un âge d’incitation à la surconsommation. Un âge d’hyperchoix. Dans n’importe quel centre commercial, on trouve dix ou quinze magasins de chaussures, dix ou quinze magasins de vêtements côte à côte. Les spécialistes du marketing parlent de la segmentation des consommateurs, c’est-à-dire d’une façon de séparer, de diviser le groupe. Nous en sommes à l’hyper-segmentation. Les niches sont faites pour les chiens, pas pour les hommes ni les femmes.

Des individus reliés

Pourtant, à partir du milieu des années 90, c’est aussi un mode de sortie de la crise qui se cherche. En un sens, l’enjeu est de passer d’une société d’individus à une société de personnes. L’individualisme sera-t-il un point de départ à partir duquel on reconnaît que chaque personne a un parcours qui lui est tout à fait spécifique, par lequel elle doit se construire, qu’elle doit réaliser ? Parler de l’individu, c’est privilégier quelqu’un dans une foule, marquer ses différences. Parler de la personne, c’est souligner son unicité, moins pour s’intéresser à ce qui la différencie qu’aux processus qui la mobilisent pour se construire.

Parmi les signes de cette attente, le mot revalorisé d’entrepreneur désigne une sorte de nouvel idéal éthique. L’entrepreneur, celui de « la saga des start-up », souvent jeune, s’enrichit parce qu’il est capable de se positionner sur l’horizon de la nouveauté : la sphère financière, la sphère boursière, et à partir de la deuxième moitié des années 90, les nouvelles technologies de la communication et de l’information. Les nouveaux entrepreneurs, stars médiatiques de l’époque, ne sont plus ceux, classiques, dont on disait qu’il « en fallait davantage pour l’économie ». Le modèle se transpose partout : nous sommes tous des soli, chacun doit être son propre entrepreneur, gérer les contradictions et les tensions entre sa vie familiale et professionnelle, construire sa vie, ses loisirs, être capable de se recycler plusieurs fois au cours de la vie, être capable de changer de statut, de métier, de région, être mobile.

D’une autre façon, la différence entre l’individu et la personne se traduit aussi par la redécouverte que les hommes et les femmes ont besoin des autres pour se construire. Quand le processus d’individualisation disait d’abord : « on se libère des autres », celui de personnalisation fait aujourd’hui réapparaître l’autre, de diverses manières. Ainsi, à travers l’usage, lui aussi est révélateur du concept de reliance. Les biens technologiques sont des biens de communication et de relation. Le succès du téléphone portable n’est pas dû à la possibilité d’y voir un film de Walt Disney sur un écran de 2 cm sur 3, ou les cours de la bourse. Peut-être sera-ce l’avenir, comme on nous le promet, mais fondamentalement le téléphone reste un outil de relation. Parfois même d’hyper-relation, de caricature de la relation : « Tu es où ? Tu es en face ? Je ne te vois pas... » Lorsque la relation est permanente, elle peut devenir un obstacle à l’autonomie. Combien de mères de famille ont offert un portable à leur enfant, avec l’idée qu’ainsi elles sauront toujours où il est. De la même façon, le chef d’entreprise appellera son salarié le samedi ou le dimanche s’il y a une urgence. Et avec la mode des webcam qui diffusent sur Internet, on peut envisager que chaque parent sera à même de voir la classe de son enfant ! Pourtant, le téléphone ou Internet sont de véritables outils de relation. Il serait trop facile de juger qu’il ne s’agit pas de vraies relations. Qui a un enfant ou un petit-enfant en stage professionnel en Chine ou à Los Angeles sait que grâce à Internet il lui est possible d’entrer en contact avec lui.

Mais la reliance correspond aussi à une façon nouvelle de combiner la concurrence et la complémentarité. Un potier dans les Hautes-Alpes sera en relation avec les dix ou quinze artisans de son canton pour organiser des expositions itinérantes, offertes aux touristes. Les clubs réunissant des gens qui exercent le même métier se multiplient, par exemple entre les DRH (Directeurs des Relations Humaines) des grandes entreprises, où le responsable de Renault côtoie celui de Peugeot. On peut citer encore le regain de la vie associative, souvent signe de cette recherche de reliance. Et évoquer, naturellement, la montée des communautarismes, voire un certain regain du rôle de la famille, qui inclut aussi bien la famille tribu que la famille recomposée...

L’exemple fera sourire, mais l’imaginaire d’une société ne se lit-il pas dans l’évolution des automobiles ? Après l’âge des voitures hyper-individualistes, parfois agressives, sont arrivées des voitures qui traduisaient au contraire le renouveau d’une logique collective, dont l’Espace et les autres monospaces sont caractéristiques. Ce fut d’abord un produit haut de gamme, très cher, et ce n’est que dans la deuxième moitié des années 90 que les monospaces compacts devinrent plus abordables. Entre les deux, on assistera au retour des break, ces « bétaillères » des années 60. Un concessionnaire automobile qui mettait un break dans son show-room, son hall d’exposition, était sûr dans les années 80 de faire fuir le client. Il n’en gardait qu’un ou deux, au fond du garage, pour les familles catholiques du canton qui avaient beaucoup d’enfants. Or voici que l’Espace de Renault apparaît comme le modèle emblématique du début des années 90, et les break reviennent peu à peu au goût du jour.

Les publicitaires se montrèrent d’abord hésitants dans leurs campagnes : « On ne va tout de même pas réutiliser la famille nombreuse ! La vie est un long fleuve tranquille ! » Dans un premier temps, dans les publicités, ils utilisent le gros chien, ou le vélo, en gardant la famille de deux enfants (il n’est pas politiquement correct d’aller au-delà). Puis, peu à peu, réapparaît un troisième enfant, et même un quatrième. Et, à ce moment-là, éclair de génie, on se rend compte que la bonne façon d’en parler, c’est la famille recomposée. La publicité s’empare de ce thème, l’imaginaire de la télévision et du cinéma aussi : un monsieur et une dame ont chacun deux enfants, sont divorcés et vivent ensemble avec quatre enfants...

La logique de la personne ou la thématique de la reliance réintroduisent la notion du collectif et la notion du monde. Mais curieusement, et non sans effet pervers, il s’agit parfois d’une « recherche du même » : le groupe se constitue non pas dans la recherche de la complémentarité, de l’altérité, de la différence, mais par celle du semblable. Le communautarisme est une relation fondée sur l’entre soi. Sans porter de jugement sur les personnes, comment ne pas relever la manière dont on traite de l’homosexualité depuis quelques années. Elle consacre cette valorisation de l’identique. À leur manière, aussi, les groupes de discussion sur Internet, les chats, favorisent grandement cette recherche d’identification, non sans danger. Pour ne donner qu’un exemple : les réseaux pédophiles sur Internet n’amènent-ils pas leurs utilisateurs à l’idée qu’ils sont nombreux, et finalement normaux ? Internet offre à chacun la possibilité de croire qu’il n’est pas seul, il supprime les barrières de la distance.

Enfin, je ne ferai qu’évoquer cette tentation si forte du clonage, notamment du clonage reproductif. Sans vouloir d’amalgame, j’y discerne pourtant la même question : celle du désir de reproduction de l’identique.

Vivre les contradictions

Nous vivons aujourd’hui dans cette contradiction entre l’idéal de la personne et la volonté de s’inventer soi-même. Nous obéissons simultanément à la dictature d’un référentiel de perfection, et à l’idée que chacun doit trouver son propre chemin et son propre état d’arrivée. Il suffit de penser aux modèles matraqués chaque jour : pour la conduite de notre corps, pour notre insertion professionnelle, pour notre mode de vie familial, des modèles étalons sont donnés, auxquels chacun cherche peu ou prou à s’identifier. En même temps chacun sait qu’il doit s’inventer lui-même, et ne supporte plus qu’on vienne lui dire de l’extérieur ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. Finalement, comment risque de s’exprimer une telle contradiction ? D’abord par des comportements très erratiques. Lundi, je décide de faire un régime, mercredi j’y fais déjà une infraction, samedi je découvre que c’est un autre régime qu’il faut que je suive, que je transgresserai plus ou moins d’ici peu... La même oscillation se retrouve partout ! Interrogez une femme d’une trentaine d’années, célibataire, hyper-active et quelque peu angoissée à l’idée de rester célibataire. Face à la perspective de construire un jour une cellule familiale, l’idéale, attendue, l’enjeu pour elle est de poursuivre une trajectoire personnelle. La conciliation inaboutie induit parfois des difficultés et au bout du compte le recours à des thérapies.

Parmi les succès de la presse magazine ces dernières années, celui de Psychologie magazine est significatif. Les dossiers proposés : « Comment se construire soi-même ? », « Comment se réparer soi-même ? », etc. Naturellement, l’usage est fréquent des concepts à la mode, comme la résilience... L’individualisation est lourde à porter dans une société où chacun doit être apte à se construire ainsi soi-même ! D’où ce prix à payer que traduit la remontée de ce qu’on appelle les « maladies de société », ces maux d’une société en croissance exponentielle : nervosité, insomnie, dépressions... Celles-ci ont augmenté de 50 % au cours des vingt dernières années.

Notre mode de vie exprime ce modèle égologique, « je suis au centre de moi-même », je dois me construire. Nous prenons davantage conscience que les autres nous sont indispensables, mais la tentation régressive, et apparemment opératoire à court terme, serait réelle de se contenter des autres qui nous ressemblent.


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