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Dossier : Le développement, un bien durable

Gouverner à l'échelle du monde Table ronde avec Michel Camdessus, Alain Lipietz et Jean-Michel Severino


Resumé La globalisation nécessiterait une ambition normative de la part des institutions internationales; or celle-ci diminue, au détriment des pays du Sud. Trois acteurs politiques aux avis a priori divergents se retrouvent d’accord pour réclamer une instance politique dans laquelle le monde entier se reconnaisse.

Projet - Quel regard portez-vous sur la mondialisation de l’économie ?

Jean-Michel Severino - La globalisation, c’est avant tout un processus de création de marchés mondiaux. Leur légitimité pose un double problème. D’une part, leur constitution, encore inachevée, repose sur des dominations, des disparités, bien loin de l’esprit d’égalité et de compétition qui devrait régner pour les rendre optimaux et légitimes. D’autre part, même quand ces marchés sont à peu près intégrés, comme dans le cas de la finance, ils comportent des imperfections proches de celles des marchés nationaux. Mais alors que ces derniers sont régulés par les Etats, les premiers le sont très partiellement ou pas du tout. Les conséquences sont lourdes pour les pays du Sud. Le chaos agricole mondial reflète ces problèmes de concurrence déloyale, d’utilisation sauvage des biens publics (réchauffement planétaire par exemple) ; d’oubli des externalités (santé mondiale). Cinq milliards d’habitants vivent au Sud dans des pays en pleine évolution, mais le pouvoir normatif est exercé par le milliard qui vit au Nord et qui détient la richesse.

Alain Lipietz - D’un côté, la mondialisation libérale impose ses contraintes et diminue la liberté d’une société pour choisir son mode de vie. La tentation est de sortir du jeu économique, mais le réalisme l’interdit. Personne ne croit plus à cette solution. Plus que jamais, aujourd’hui, nous avons besoin d’une régulation politique au niveau mondial. Mais, sur des questions comme le développement des services publics, la culture des Ogm, le savoir des communautés indigènes, la même problématique libérale l’emporte : les ressources sont au sud, le savoir-faire ou le pouvoir de négociation au nord, et les modes de régulation internationale tendent à exproprier ceux qui détiennent les ressources. D’où à nouveau la tentation de sortir du jeu politique mondial.

Mais les biens publics planétaires représentent un type de problèmes tout à fait nouveaux. Là, personne ne peut sortir du jeu. Le Bengladesh, qui souffrira le plus des changements climatiques, peut freiner « sa » circulation automobile mais la catastrophe et sa résolution sont planétaires. D’où encore la nécessité d’une instance politique globale.

Michel Camdessus - Il est bien vrai que la scène internationale amplifie les problèmes que nous connaissons à l’échelle de la nation ; et cela d’autant plus qu’ils sont mal résolus au plan national. Les exemples surabondent. Peu de marchés domestiques obéissent aux principes de la concurrence parfaite. Leur respect dépend de l’existence de règles, d’institutions pour les faire prévaloir et d’associations de consommateurs ou autres pour dénoncer les abus. Au plan international, nous n’en sommes qu’à l’âge des balbutiements. Il faut des scandales majeurs ou des crises de système pour convaincre des gouvernements de s’entendre pour poser quelques premiers éléments de réponse. Trop souvent, la crise passée, les réformes sont laissées en souffrance.

Le monde n’est pas encore équipé pour se saisir des multiples problèmes à « géométrie mondiale » qui, dans tous les domaines, nous assaillent : criminalité financière ou informatique, organisation en réseaux mondiaux de la grande délinquance, ravages environnementaux, grandes pandémies. L’Etat-nation se crispe sur la défense d’une souveraineté qui n’est plus à l’échelle du problème, alors qu’il faudrait mettre en place des institutions régionales ou mondiales capables d’analyser les données, de proposer des stratégies et d’en suivre l’exécution. Leur mise en place – comme ce fut le cas pour la souveraineté monétaire avec la création de l’euro –, est la seule manière réaliste aujourd’hui de promouvoir le bien commun et de rétablir dans l’efficacité une souveraineté en perdition. Il n’est nullement illusoire d’œuvrer à leur mise en place.

Je tempérerais volontiers la crainte de voir le milliard d’habitants du Nord accaparer richesse et pouvoir normatif. L’histoire du xxe siècle est celle de la conquête par des minorités actives et résolues de droits de l’homme et de la femme qui étaient longtemps restés du domaine de l’utopie. Au plan de la négociation internationale, le Sud a un pouvoir d’influence considérable qui va très au-delà de son « poids » économique. Les problèmes ne naissent pas toujours, il s’en faut, d’une opposition Nord-Sud et ils sont souvent rendus plus inextricables par la très grande diversité des positions des pays du Sud, voire la complexité de leurs réseaux d’accords avec les pays du Nord, sans que ceci se réduise toujours à une opposition entre riches et pauvres.

Projet - Faut-il mettre en cause les évolutions néolibérales qui ont dominé la scène économique depuis les années 70 ?

Jean-Michel Severino - Les questions posées sont de droit et de vie publique, mais aussi économiques, touchant aux obstacles qui empêchent la mise en place de marchés efficaces. Comment demander à la population de la planète d’intégrer des marchés globaux sans lui donner l’espoir que la croissance économique sera au rendez-vous, que les règles économiques seront justes et équitables ? Or la concurrence internationale est fortement biaisée : les conditions d’entrée ne sont pas identiques aux quatre coins de la planète. Dans les échanges internationaux, les pays du Sud se heurtent à des barrières : pour le textile, la sidérurgie, les produits agricoles. Les règles actuelles ne sont plus celles des années 60-70 et des premiers accords du Gatt. L’histoire des pays asiatiques, de la Corée, des Dragons, ne se répétera pas. Il est urgent de s’interroger sur l’équité des marchés. L’injustice conduira à une frustration des populations, à un rejet global des processus de globalisation.

Alain Lipietz - A l’époque de la décolonisation, la notion était encore présente au Gatt d’une nécessaire asymétrie en faveur des pays du Sud en construction. Elle ne l’est plus. Résultat : la bi-polarisation mondiale s’accélère.

Jean-Michel Severino - L’ambition normative des institutions internationales recule, alors que la mondialisation la rendrait plus nécessaire.

Michel Camdessus - Ce à quoi nous assistons aujourd’hui ne me semble annoncer ni un rejet global des processus de globalisation, ni une accentuation de la bipolarisation, ni un retrait de l’ambition normative des instituions internationales qui n’a jamais beaucoup existé. Certes, on ne peut exclure de telles évolutions. Elles ne viendraient cependant à se matérialiser que si tant d’efforts pour construire la gouvernance d’un monde solidaire étaient passés par pertes et profits. Mais ni l’Histoire, ni les peuples n’ont dit leur dernier mot.

Quand, à Gênes, le G8 dit oui à l’offre de partenariat des cinquante-trois pays d’Afrique, un espoir surgit. Un tel partenariat dans l’esprit des Africains n’est pas rejet de la mondialisation, mais recherche des modalités d’un travail ensemble, pour que l’Afrique bénéficie, elle aussi, de la mondialisation au lieu de s’en trouver exclue ou laminée. Quand, à Monterrey, 190 pays adoptent une stratégie visant à mieux mobiliser les ressources financières mondiales, à commencer par celles des pays en développement, pour éradiquer la pauvreté, cet effort mérite plus qu’un scepticisme distingué. Quand le Nord et le Sud travaillent ensemble à mettre sur pied un partenariat fondé sur la responsabilité mutuelle, on s’éloigne d’un modèle de relations d’assistanat et l’on s’ouvre des chances qui doivent être saisies.

Mais il est vrai qu’il est urgent d’ouvrir le dossier de la modernisation de la constellation institutionnelle actuelle, si l’on veut que ces déclarations d’intention deviennent réalité. Il est frappant d’observer que quelques-uns des problèmes les plus sérieux d’aujourd’hui n’existaient pas au moment où le système des Nations unies a été créé. Tel est le cas du problème des migrations, des tendances mondiales à la monopolisation ou de l’environnement. Ce dernier mot n’existait même pas dans notre vocabulaire il y a cinquante ans, avec le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Le monde doit donc revoir la panoplie de ses instruments institutionnels s’il veut faire face aux problèmes d’aujourd’hui et pas seulement à ceux d’hier.

Projet - Les préoccupations pour l’environnement changent-elles la donne ? Faut-il ajouter de nouvelles agences à l’Onu ?

Alain Lipietz - Tout accord international implique de nouvelles instances de régulation. Plusieurs solutions sont possibles : s’appuyer sur l’engagement des pays pour la mise en œuvre de l’accord ; mandater certains pour faire respecter les décisions (les fonds sous-marins sont gérés par les pays riverains qui ont ensuite le droit de vendre des quotas) ; ou encore, choisir un énorme « machin », l’élaboration d’un quasi-Etat comme on l’a fait à Buenos-Aires pour sauver le climat par le contrôle des émissions de carbone. Les pays les plus pollueurs doivent prendre les engagements de réduction les plus drastiques. A ces quotas, prospectifs et contraignants, s’ajoutent des mécanismes compensateurs de financement du développement « propre » avec pour base fiscale les émissions de carbone. Au final, on se retrouve avec les éléments d’un quasi-Etat : dotations, contrôle, prélèvements, redistribution...

Jean-Michel Severino - Les années qui viennent de s’écouler ont vu aussi la naissance d’organismes juridiques à côté des organismes politiques, des tribunaux comme celui de La Haye, ou l’Ord (organisme de règlement des différends). Mais cette mise en place demeure assez chaotique. La géographie politique sera-t-elle plus favorable au multilatéralisme ? Il suppose des acteurs qui disposent de pouvoirs analogues : aujourd’hui, les Américains n’y ont pas intérêt, la Chine ou l’Europe de demain peuvent modifier cette donne. D’autre part, le dialogue politique de très haut niveau pourra-t-il être accru ? Les G7 et G8 sont les seules instances de concertation et de décision, mais des pays comme l’Inde et la Chine n’en font pas partie. Où trouver, enfin, le consensus pour construire des instances précises et techniques et, de proche en proche, dessiner un paysage institutionnel élargi ?

Alain Lipietz - Seule l’Omc, aujourd’hui, dispose d’un pouvoir de sanctions. Le dispositif de Marrakech n’en a pas. Et l’Ord est le théâtre de rapports de pouvoirs.

Jean-Michel Severino - Ce mécanisme, s’il représente un important progrès des voies de droit pour le règlement des litiges commerciaux, reste plein d’imperfections. Il donne, théoriquement, le droit au Burkina de se protéger contre les Etats-Unis. Mais en a-t-il les moyens ?

Alain Lipietz - La grande dissymétrie réside dans ce monopole de l’Omc. Si l’on mettait en place une organisation internationale environnementale qui lui opposerait un autre jugement, dans une autre instance, l’Europe pourrait dire, en 2012, aux Américains, « nous avons appliqué le protocole de Kyoto, celui-ci nous a coûté cher en termes de concurrence, pas vous. Donc nous nous protégeons de vos exportations ». L’Omc donnera tort à l’Europe, la conférence des parties de Marrakech lui donnera raison. Dans ce conflit de légitimités, quels seront les organismes « super sectoriels » qui permettront de trancher ?

Jean-Michel Severino - Deux thèses s’affrontent ici. La première, la plus juste mais la plus complexe, suppose une instance pour régler des conflits de normes juridiques. Le deuxième prévoit de s’en remettre à l’Ord pour la reconnaissance d’exceptions au libre commerce international. Cette voie est déjà empruntée : des accords internationaux sur le commerce des espèces en danger ou celui de Doha pour l’accès aux médicaments permettent des exceptions au libre-échange. Les Français sont favorables à la première option, les Américains n’acceptent que la seconde.

Alain Lipietz - L’Omc n’admet comme exceptions que celles déjà acquises, comme la sécurité phytosanitaire, depuis le xixe siècle. De même, l’interdiction du commerce de l’ivoire. En revanche, sur le principe de précaution ou les hormones de croissance, les Américains ont exigé des preuves que les Européens n’ont réussi à exhiber que tardivement et partiellement. Et dans le projet d’accord multilatéral sur les investissements (l’Ami), l’offensive libérale était encore plus nette : ces dogmatiques entendaient refouler les anciennes exceptions.

Jean-Michel Severino - Ce sont les mêmes Etats qui ont fondé l’Omc et qui signent les traités sociaux majeurs. D’un côté, ils se donnent des moyens contraignants, pas de l’autre ! Cette inégalité de la capacité opérationnelle entre les différents instruments jette un discrédit sur leur volonté de mettre en œuvre une organisation planétaire qui traite de développement durable.

Michel Camdessus - Pour moi, les choses sont claires. On n’avancera pas beaucoup dans le traitement des formidables problèmes systémiques d’environnement qui sont devant nous – les seuls problèmes avec celui de la pauvreté qui mettent sérieusement en danger l’avenir du monde – sans la mise en place d’une institution mondiale dotée au moins de l’autorité et de moyens analogues à ceux que détiennent le Fmi et la Banque mondiale. Il faudra des changements importants, aussi, pour faire face, entre autres, aux problèmes des migrations ou de la concurrence. Cela est possible sans créer une Babel technocratique et en redéployant au moins pour partie des moyens existants. Encore faudra-t-il songer à placer cette constellation d’institutions sous la surveillance et l’impulsion politique d’un groupe de chefs d’Etat ou de gouvernements plus représentatifs de l’ensemble du monde que l’actuel G7-G8. Diverses propositions ont été avancées, dont l’idée d’un « Conseil de Sécurité économique » qui a été reprise par notre pays.

L’important est de disposer d’une instance où le monde entier puisse se reconnaître et qui soit capable de trancher des problèmes intersectoriels sur lesquels les institutions spécialisées actuelles ne peuvent pas parvenir à des compromis. La clause sociale en matière de commerce international en est un bon exemple : il n’existe nulle part de structures où puissent être arbitrés les intérêts divergents des ministres du commerce, des finances, du travail et du développement. Cette instance définirait aussi les grandes orientations stratégiques dont les institutions techniques ou financières manquent parfois. L’opinion publique discernerait mieux désormais qu’« il y a un pilote dans l’avion ». Il resterait alors à assurer le caractère véritablement représentatif de cette structure de décision. Cela impliquerait que l’on ouvre sérieusement le dossier de la représentation de la société civile à tous les niveaux de la chaîne décisionnelle, du plan de la préparation nationale des positions à celui des décisions mondiales, puis à celui du suivi de leur mise en œuvre.

Projet - N’y a-t-il pas une fragmentation de la scène internationale ? Deux poids, deux mesures ? Les lobbies et les acteurs ne pèsent pas de la même manière.

Alain Lipietz - Les Etats sont dirigés par les classes dominantes. Quand l’Inde négocie, elle négocie les intérêts de ses classes dirigeantes. Quand le groupe des 77 refuse les clauses sociales, cela signifie-t-il que les ouvriers du tiers monde aiment être payés avec des lance-pierres ?

Jean-Michel Severino - Il n’y aura pas de bon système en l’absence d’une représentation citoyenne et d’une représentation d’élus. Lorsque l’on parle de bonne gouvernance, qui doit-on faire parler ? Qui est légitime ? Qui ne l’est pas ? Mais on n’est plus ici sur le terrain balisé de la démocratie nationale, avec son jeu de rapports institutionnels. Il se passera sans doute du temps avant que des procédures reconnues de consultation puissent émerger.

Un nombre important de pays en développement sont gérés par des dictatures qui refusent des accords sociaux, mais les pays du Sud nous renvoient aussi à la faiblesse de l’aide publique au développement et nous questionnent sur la finalité des conditionnalités supplémentaires mises à celle-ci, comme les conditionnalités sociales et environnementales, accusées d’être la marque d’un nouveau protectionnisme.

Alain Lipietz - L’utilisation des clauses sociales par les pays du Nord peut, il est vrai, cacher du protectionnisme « mesquin ». Sous prétexte de protéger les dauphins, les Etats-Unis ont voulu protéger leurs zones de pêche des pêcheurs mexicains.

Jean-Michel Severino - On sous-estime le caractère crucial des transferts technologiques et financiers auxquels répugnent les pays du Nord. L’aide publique au développement stagne à son niveau le plus bas. Il faut mesurer l’incroyable manque de crédibilité dont les pays du Nord souffrent aux yeux des cinq sixièmes de l’humanité ! Les Etats-Unis ou l’Union européenne sont perçus comme ayant pour seul objectif de payer moins. Comment négocier dans ces conditions ? Quand la plupart des protections commerciales jouent au détriment des pays du Sud, quand les subventions agricoles des pays du Nord sont deux fois supérieures au montant de l’aide au développement ? Si l’on parle des normes sanitaires et de qualité, encore faut-il offrir une aide financière pour permettre d’y parvenir. Or tous les mécanismes financiers ont été asséchés.

Alain Lipietz - A Doha, la France et les pays de l’Union européenne ont défendu des « clauses sociales et environnementales », mais avaient comme première préoccupation leur droit à subventionner les exportations agricoles. Ceux qui subventionnent leur agriculture pour envahir le reste du monde, peuvent-ils convaincre les pays qui en sont les victimes de la légitimité « sociale » de clauses protectionnistes ?

Jean-Michel Severino - Pourtant, simultanément à nos positions sur l’agriculture et le commerce, nous votons au conseil d’administration du Fonds monétaire et de la Banque mondiale des programmes d’ajustement structurels, qui imposent à d’autres la suppression de leurs propres mécanismes de protection commerciale ou de leurs subventions. Un exemple : les pays sahéliens sont les plus compétitifs pour la production du coton. Celle-ci fait vivre une trentaine de millions de personnes, elle constitue l’essentiel des exportations et des sources de revenus. C’est une bonne production écologique dans les zones arides. Mais les pays du Sahel sont les seuls à ne pas pouvoir aider leurs productions ! Quand les Américains, les Chinois, les Grecs, les Portugais subventionnent leur production de coton, le Burkina, le Tchad, le Mali, le Sénégal, la Côte d’Ivoire sont invités à libéraliser.

Projet - A-t-on aujourd’hui une vision géostratégique, ou une utopie, pour passer outre à des intérêts immédiats ?

Alain Lipietz - Lors de la préparation du sommet de Rio, une déclaration de Bruxelles rappelait que « dans une période de vide, l’Europe a une occasion exceptionnelle d’occuper une position de leadership ». Les Américains ont leur propre projet interne fondé sur le libéralisme. Les Européens ont un autre modèle que, dans ses versions plus ou moins productivistes, les démocrates chrétiens appellent économie sociale de marché, les écologistes développement soutenable... Ce programme comporte une dimension sociale, de précaution, de redistribution. La stratégie consiste à s’entourer d’alliés de façon à faire prévaloir au niveau mondial des réglementations qui favorisent les pays d’économie sociale ou soutenable plutôt que les pays ultra libéraux. Mais nous sommes incapables de penser vraiment en termes géostratégiques, et l’arbitrage nécessaire n’est pas fait. Si l’on veut trouver des alliés face aux Américains, il faut arrêter de ne défendre que les intérêts des exportateurs céréaliers de la Beauce. On peut multiplier les exemples. A Marrakech, sur le climat, les Européens ont pu aller plus loin que les Américains : ils ont des technologies plus propres, ils sont davantage menacés par les effets environnementaux et sociaux. Il leur fallait donc gagner à leur cause les pays du tiers monde. Mais je crains qu’à chaque étape de la négociation de l’après-Marrakech, par petits bouts, des limites ne soient opposées à ce qu’il faudrait faire pour que perdure un accord dont les Etats-Unis ne veulent pas et que les Russes menacent de quitter. Une réflexion géostratégique invite à être généreux avec les alliés du tiers monde.

Michel Camdessus - Je ne suis pas pessimiste sur l’aptitude des pays à se doter de géostratégies intelligentes. Je le suis sur notre aptitude à faire partager la nôtre aux pays en développement tant que nous continuerons à nous décrédibiliser, nous Français, par l’écart entre la générosité de notre rhétorique internationaliste et la réalité de nos politiques. Sans le moindre égard pour la clameur du monde en développement, Argentine en tête, nous refusons de façon impavide de prendre en compte, dans la définition de notre politique agricole, par exemple, les torts créés aux pays pauvres par nos subventions. Nous laissons par ailleurs notre aide au développement dépérir, tout en brandissant devant les Etats-Unis la bannière du 0,7 %... Il nous faut donc, avant toute chose, balayer devant notre porte.

S’il fallait suggérer une campagne à la société civile, ce serait de se battre pour la tenue rigoureuse, année après année, de nos engagements dits du « millénaire » de lutte contre la pauvreté. Et tenir au plus tôt une conférence associant l’Europe et l’Afrique pour trouver les moyens de faciliter l’évolution de notre agriculture vers l’avenir que lui réserve l’élargissement de l’Union européenne, sans nuire et plutôt en facilitant la modernisation d’une agriculture qui fait vivre une si grande partie de la population africaine. Voilà pour les utopies que Projet réclame ; elles sont du genre que je préfère : des utopies à réalisation vérifiable. Cela n’ira pas sans une action patiente de « conscientisation », comme on dit en Amérique latine, de nos opinions publiques


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