Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Etrange paradoxe. La mondialisation est devenue le maître mot pour lire et interpréter l’évolution des échanges financiers, commerciaux, industriels et culturels. L’élargissement des débats s’impose de Davos à Porto Alegre. Une refonte du carré des institutions internationales, Onu, Banque mondiale, Fmi et Omc – pour ne citer que les plus importantes –, paraît nécessaire pour donner davantage de poids et d’efficacité à la régulation politique, pour lutter contre la pauvreté ou maîtriser les défis de l’environnement planétaire. Et dans le même temps, recherches et réflexions sur le développement durable invitent, avec une nouvelle vigueur, à faire une place grandissante à l’échelon local. Un développement durable qui allie les trois dimensions de l’économie, du social et de la culture commence à l’échelle des territoires, plus précisément des communautés humaines. Comme le notent Michel Griffon et Jean-Charles Hourcade, « il ne peut y avoir production du bien public à l’échelle internationale sans cohérence avec l’existence d’un bien public à l’échelle locale ». Pourquoi cette tension et quel sens a-t-elle ? S’agit-il du dernier maillon d’une critique radicale de la mondialisation, et à travers elle, du tournant libéral des trente dernières années ? D’un retour vers la promotion du développement autocentré ? Ou bien, plutôt qu’une critique, n’est-ce pas davantage une interrogation sur la place et l’efficacité de l’action locale dans un espace plus mondialisé ?
Quelles que soient les prémices de la réflexion, les interrogations convergent vers l’échelon local. Si les modèles globaux, occidentaux pour la plupart, apparaissent disqualifiés, si les tentatives de macro-régulation achoppent sur la définition précise de règles concrètes et sur leur mise en application, si les acteurs de la société civile qui contribuent au débat ne se contentent pas de principes abstraits mais veillent à la mise en place de politiques de développement, le « local » semble devenir le lieu de formulation de toutes les utopies, de reconnaissance de toutes les résistances, d’énonciation de tous les contrôles. N’est-ce pas trop lui faire porter ? Non, si le souci du « local » permet de redéfinir quelques règles de l’espace politique international, de repérer le jeu des contraintes qui pèsent sur le développement, mais surtout de veiller à la formulation positive de politiques concrètes portées par de véritables collectivités.
Le retour sur le « local » invite à réformer les institutions internationales, et plus largement l’espace public. Depuis le sommet de Gênes, les instances de décision politique sont soumises au feu des critiques les plus extrêmes qui peuvent faire croire à un discrédit total. La prépondérance et l’omniprésence des Etats-Unis font courir de grands risques à une refonte plus nécessaire mais aussi beaucoup plus aléatoire de ces organes. Comment aujourd’hui mieux tenir compte des inégalités, des « asymétries » entre le Nord et le Sud, entre pays développés et pays en voie de développement, mais aussi du rôle majeur et sans cesse croissant de la société civile ?
Les lieux actuels – Banque mondiale, Fmi ou des instances émanant du G7 – ne suffisent pas à assurer un débat pluraliste et à faire converger efficacement les initiatives pour agir contre la pauvreté. Michel Camdessus propose d’en élargir la base. Mais ne faut-il pas reconnaître aussi que la logique du donnant-donnant qui prédomine dans de nombreuses négociations de l’Omc est injuste et méconnaît les rapports de force ? Les modèles anciens – du rattrapage, par exemple – prenaient acte de la disparité des situations économiques et de l’inégalité des rapports de force entre puissances en présence. L’établissement de règles commerciales et industrielles, fondées le plus souvent sur le principe du libre-échange, supposent en théorie l’égalité de tous mais font perdurer de nombreuses injustices entre les pays, entre les continents.
Pour accompagner cette réforme, la société civile est appelée à jouer un rôle fondamental en amont et en aval des accords internationaux. Les règles de sa participation à la délibération gagneront à être plus rigoureuses. Si la nature « publique » des enjeux autorise de nombreux acteurs à entrer dans la discussion, les intérêts économiques, culturels, industriels, citoyens ou politiques doivent être clairement mis en évidence. De nombreux paravents cachent sous des pseudo-légitimités universelles – l’avancée de la science, ou le bien-être de l’humanité – des intérêts qui, eux, sont avant tout « locaux » ou « particuliers », ceux d’un groupe économique, d’une classe dominante ou d’une région du monde. Seules des règles du jeu, fondées sur la transparence, garantiront le sérieux des échanges et le respect des partenariats.
Parallèlement à ce mouvement de plus en plus nécessaire de réforme des institutions, le souci du local invite à une meilleure intégration des contraintes naturelles et humaines dans les projets de développement. Parce que la planète n’est plus un village, la protection du patrimoine écologique des générations à venir s’évalue souvent sur le terrain grâce à la compétence des acteurs de proximité. Les syndicats, qui se saisissent des questions d’environnement, ont un rôle fondamental à jouer dans l’identification des risques majeurs, dans le contrôle des procédures de sécurité pour tous les secteurs sensibles des industries chimique ou nucléaire, du transport maritime. Ils peuvent veiller à la formation des personnels compétents, à la promotion d’une culture de la sécurité. Dans de nombreux secteurs, le respect et l’attention aux savoirs et savoir-faire traditionnels permettront à long terme la permanence ou l’équilibre durable de modes de vie.
Mais c’est encore à l’échelon local que se jouent et se dévoilent des stratégies sociales et communautaires incompatibles avec la survie dans l’environnement fragile d’une population souvent en expansion. La déforestation ou l’avancée du désert n’ont pas pour seule origine les intérêts des multinationales. L’accroissement des troupeaux sur des terrains fragiles ou l’absence de substitut au charbon de bois ont eu des conséquences dévastatrices. C’est à ce niveau que les palliatifs pourront être identifiés et choisis.
En d’autres termes, le souci du local invite à formuler de nouvelles exigences pour l’action politique visant le développement. Les pays du Nord et du Sud, certes différemment, n’échapperont pas à ce constat. Les premiers engagent leur crédibilité internationale et diplomatique quand ils refusent de s’appliquer à eux-mêmes les contraintes qu’ils revendiquent pour les autres. Le cas de l’agriculture subventionnée, autant en Europe qu’aux Etats-Unis, est sans doute le plus flagrant. La distorsion entre les exigences de libre-échange imposées au Sud et le soutien étatique du Nord apparaît criante. On s’en excuse facilement en invoquant les jeux politiques intérieurs, la vulnérabilité de certaines catégories sociales, l’absence de sens tactique ou de sens des responsabilités des hommes politiques. A d’autres moments, la recherche de l’équilibre budgétaire met à mal les aides publiques au développement. Pourtant, au final, la question demeure : la politique étrangère suppose une cohérence avec les choix de politique intérieure.
Au Sud, cette nécessaire cohérence prend d’autres formes et passe notamment par une attention nouvelle aux propositions de la société civile. L’adhésion aux exigences du Fmi ou de la Banque mondiale, la simple transcription en droit intérieur des demandes des grandes institutions dénotent l’absence de marge de manœuvres vis-à-vis de ces autorités, mais elles révèlent aussi un mépris à l’égard des propositions de la société. Sur la question du médicament, les gouvernements de l’Inde et du Brésil ont défendu des intérêts qui n’avaient rien de commun. Les Indiens ont d’abord cherché à encourager une industrie dont les parts de marché mondial pouvaient s’étendre, les Brésiliens ont défini une politique globale de santé publique. Les choix des gouvernants ne reflètent pas nécessairement les attentes de tous les citoyens.
Au-delà des considérations pratiques ou stratégiques, l’intérêt pour le local est une invitation à revisiter les bases anthropologiques du développement. D’un côté, notre humanité, par phases successives, a pris conscience de la clôture du monde, de la fermeture de l’espace, du partage nécessaire des richesses entre tous les habitants de la planète. Ce mouvement s’est accompagné d’un formidable déploiement d’énergies et de ressources mises en commun, contribuant à l’intensification des échanges et permettant aux six milliards d’habitants de se nourrir. Mais d’un autre côté, le développement renvoie immédiatement à cette tâche de la subsistance, souvent donnée comme une épreuve. Cantonnée auparavant à la maisonnée ou à la cellule familiale, cette tâche de la subsistance s’inscrit désormais dans un univers plus vaste. Mais c’est toujours l’individu, sa famille ou son voisin, son proche, qui en portent le poids : pourront-ils se nourrir aujourd’hui ? Risquent-ils d’être demain sans ressources, sans capacité d’agir, sans prise sur la vie et sur le monde ? Faire retour sur le local invite à regarder le double horizon du développement : une humanité qui mange à sa faim, une communauté en mesure de transformer le monde et de l’humaniser.