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Dossier : Les religions dans la cité

Le religieux face au politique


Resumé La société a-t-elle besoin du religieux ? Oui sans doute. Mais ce religieux est disséminé, vécu « à la carte » par l’individu. Quant au politique, il gère mais ne mobilise plus les citoyens. D’où la même relative faiblesse de l’Etat et des Eglises, le même déclin du militantisme.

Le partage entre religion et politique, tel qu’il a été pensé depuis deux siècles, en France surtout, correspond à deux visions de base (certes en elles-mêmes très différenciées) du religieux et de ce qu’il représente pour la société politique. Cette dualité joue aussi quand nous évaluons les rapports entre lien social et religion – y compris dans l’Europe politique en train de naître, qui hésite entre les deux conceptions. L’une de ces visions est davantage sociologique, et l’autre politique. Sans être totalement exclusives l’une de l’autre, elles impliquent des options différentes sur la place du religieux dans la société. Or l’une et l’autre sont remises en question par la situation nouvelle faite aux démocraties et aux religions dans les sociétés dites postmodernes.

Thèse sociologique : la religion a un contenu substantiel pour la société

Toute une tradition sociologique, bien qu’agnostique ou athée, a insisté sur le rôle des religions pour les sociétés. Elle s’est opposée ainsi à une tradition rationaliste qui culmine au XVIIIe siècle, selon laquelle “la religion, et en particulier le christianisme, est un fatras de superstitions dont seuls les êtres auxquels font défaut les Lumières et la raison ont besoin”. L’émancipation selon les philosophes impliquait que la religion disparaisse afin que les sociétés et les Etats soient enfin rendus à eux-mêmes, à la maîtrise de l’ici-bas 1

Pour la plupart des sociologues du XIXe siècle, au contraire, l’Etat et la société sont sinon menacés dans leur existence, du moins affectés dans la qualité et la cohésion de cette existence, par le recul de la religion. A leurs yeux, celle-ci n’est pas d’abord constituée de connaissances et de convictions intellectuelles vraies ou fausses, ni d’institutions chargées de les produire, de les répandre et de les surveiller, mais de sentiments et d’aspirations, de valeurs et d’incitations morales, de rites et de cérémonies, de comportements et de règles de vie, de solidarités communautaires et extra-communautaires. Bref, la religion a un contenu substantiel. Tocqueville, pourtant sévère envers les instances catholiques, s’interroge sur l’utilité de la religion – catholicisme compris – pour vitaliser la démocratie 2. Max Weber, pour qui la religion implique avant tout des “systèmes de règlement de la vie” 3 a tenté de montrer les liens entre éthique protestante et esprit du capitalisme. Pour Georg Simmel, les “théories sociales ne peuvent pas éviter de reconnaître le rôle effectif du sentiment religieux dans les mouvements des sociétés, même modernes” 4. De même Durkheim : «Les religions doivent être l’expression de la conscience collective». Il est vrai qu’il s’agit pour lui avant tout de cette «religion» qui constitue la communauté morale de la République laïque 5.

Une autre perspective, plus conservatrice, ajoute qu’un fondement transcendant est nécessaire pour faire contrepoids à la caducité des choses humaines et leur donner un socle d’éternité. Elle réclame une restauration, fût-elle autoritaire, du rôle de la religion dans la cité politique. Mais plus largement, les sociologues s’interrogent avant tout sur le sens et les conséquences socio-politiques de la faiblesse et du recul de la religion, sur ce qui peut tisser le lien social “après” la religion, ou sur les substituts de cette dernière qui apparaissent sur la scène sociale (le sport de masse, par exemple). Ce n’est sans doute pas un hasard si ces sociologues sont souvent issus de pays anglo-saxons, où la sécularisation s’est propagée sans avoir à mettre en œuvre la laïcisation volontariste dont la France notamment est le théâtre lors de la Révolution et à partir de la fin du XIXe siècle. Mais on peut comprendre que cette vision plus «interne» du religieux et de sa place sociale puisse séduire le catholicisme 6.

Elle peut même apporter de l’eau à son moulin. C’est l’une des raisons, à mon sens, qui fait que des religieux auraient quelque motif de trouver minimal ou insuffisant un enseignement neutre d’histoire des religions en termes de simples connaissances religieuses : non qu’ils veuillent un enseignement confessionnel voire prosélyte, mais ils ont le sentiment que le fait religieux réduit à des idées et des événements est profondément tronqué.

Thèse politique : la société peut se passer du religieux

En sens inverse, chez les “laïques à la française”, même partisans du compromis et de la paix avec l’Eglise catholique, on veut ignorer ces réflexions sur le rôle social de la religion. Ils se sont au départ, diversement certes, inscrits dans la lignée des philosophes antireligieux, même si, par la suite, les lois laïques sont devenues avant tout un mode de gestion de la séparation et de la pluralité des religions au sein de l’Etat 7. Dans cette perspective, la religion comme telle n’a aucun rôle structurant pour la société. Elle n’a pas de légitimité publique ni d’utilité sociale que l’Etat puisse reconnaître. Elle doit rester confinée dans la vie privée et sa visibilité publique rester minimale. L’Etat, situé hors et au dessus de la pluralité religieuse, garantit la liberté égale de toutes les religions, sans en reconnaître aucune. Les individus peuvent alors de plein droit vivre leurs engagements et leurs convictions dans la Cité humaine, ils apporter à titre personnel leur pierre dans l’espace public, agir dans l’intérêt général, mais les associations qu’ils constituent, les assemblées religieuses auxquelles ils participent, les travaux et les solidarités qu’ils organisent, les croyances qu’ils partagent n’ont pas de pertinence sociale ou politique reconnue par l’Etat.

Les aspects anticléricaux ou antireligieux qui ont présidé à la naissance de ce modèle n’ont pas toujours disparu dans les milieux laïcs militants. Ils persistent sous la forme d’une mésestime ou, au minimum, d’une méfiance 8. De son côté, l’Eglise catholique a fini par s’accommoder du partage laïc en France – par l’accepter globalement avec des réserves et des exceptions (comme l’enseignement privé). Des catholiques le défendent farouchement au nom de la fidélité à l’Evangile : le christianisme n’a nul besoin de reconnaissances étatiques, que ce soit comme fondement du lien social ou comme partenaire reconnu “utile” dans la sphère publique, et cette déliaison est au contraire liberté pour agir et apporter sa pierre sociale, caritative, éthique…, au bien commun 9. Contrainte de ne compter que sur elle-même, sur sa vitalité spirituelle et son imagination, l’Eglise catholique a en fin de compte bénéficié de la laïcité française.

Une tension féconde

J’ai parlé indifféremment du religieux, de la religion et des religions. En fait, l’évocation du catholicisme rappelle que nous sommes dans le domaine chrétien, et que la tension dont il est question est avant tout inscrite dans l’histoire de l’Occident. Jean-Claude Eslin l’exprime dans les termes suivants : “Les prophètes et le Christ ont introduit une dualité dans l’histoire occidentale, et les formes d’unité se sont reconstituées autrement, laborieusement. La dualité des principes opposée à toute réduction à l’unité sous quelque prétexte que ce soit constitue, semble-t-il, la racine du dynamisme de l’Occident dans l’histoire. […] La dualité des principes peut être mise en cause par l’affaiblissement interne de l’un des principes, quand par exemple les expressions religieuses s’affaiblissent, (…) quand le pouvoir spirituel, au fil des guerres de religion, des divisions de la chrétienté ou de sa responsabilité dans les catastrophes du XXe siècle, semble s’être perdu lui-même. L’Etat tend alors, en dépit de tous les regrets et de toutes les larmes versées, et de tous les désirs de réappropriation de la société civile, à devenir un pôle unique de légitimité, ce qui est pour lui la pente naturelle. Il arrive aussi que ce soit le principe politique qui devienne trop faible, et la dualité est alors mise en cause au profit de l’Eglise qui assume des fonctions qui ne sont pas les siennes”. 10

Faiblesse du pôle religieux…

Qui dit faiblesse du religieux doit préciser ce dont il est question. La faiblesse n’est pas l’absence, car d’un certain point de vue, on devrait plutôt insister sur l’omniprésence du religieux au “temps des religions sans Dieu” 11. Faiblesse veut dire avant tout éclatement et dissémination du religieux. Sous l’effet de l’individualisme, les appartenances se dissolvent ou se relâchent, et la religion est vécue “à la carte” 12 dans l’ensemble de ses dimensions (pratiques cultuelles et éthiques, croyances…). Dès 1994, plus de deux tiers des individus interrogés se disaient d'accord avec la formule : “De nos jours, chacun doit définir sa religion indépendamment des Eglises” 13.

Les sociologues ont analysé les nombreuses facettes de ce nouvel univers des croyances, où règnent le religieux “buissonnier”, le religieux “bricolé”, le religieux “hors appartenance”, les “croyances flottantes”, le tout assorti d’un fort relativisme. Les intérêts continués pour la question religieuse sont souvent liés à la réalisation de soi “dans le monde” : on espère d’eux un “plus”, des atouts pour affronter la vie, un mieux être, une aide implicitement ou explicitement de nature thérapeutique 14. Dans cette évolution, l’Eglise catholique devient elle-même un groupe minoritaire, si l’on entend par là non seulement le noyau des catholiques pratiquants fidèles, pour l’essentiel, à la doctrine catholique et aux directives éthiques du pape et des évêques, mais tout simplement les Français qui se disent catholiques.

… et du pôle politique

Mais peut-on dire que nous nous trouvons seulement devant un christianisme «malade» face à un politique dont la légitimité serait intacte ? C’est plutôt l’inverse qui est vrai – et préoccupant : alors que, du point du administratif, financier, matériel, les Etats sont des machines énormes avec des capacités d’intervention inégalées, nombre d’observateurs insistent sur la carence proprement politique des démocraties européennes, sur leur déficit symbolique et sur le manque de responsabilité politique de leur société civile. Selon Marcel Gauchet, une raison essentielle de cet affaissement est précisément la chute de tension entre l’Etat et l’Eglise, du fait que l’autonomie de la société politique a cessé d’être un combat : les Eglises et les croyants ont eux-mêmes intériorisé l’idée qu’il «est devenu incongru ou grotesque de mêler l’idée de Dieu à la norme de la société des hommes… L’autonomie l’a emporté; elle règne sans avoir à s’affirmer en face d’un repoussoir fort de l’épaisseur des siècles, et cela change tout» 15. La laïcité s’est elle-même laïcisée ou sécularisée. L’Etat laïc avec ses références «sacrées» (la Révolution, la République, la patrie…) a perdu de son aura. La citoyenneté active en démocratie et l’engagement républicain qu’elle présupposait se sont affaissés eux aussi. Prospère la vague d’individualisme conquérante qui emporte tout sur son passage dans les dernières décennies du XXe siècle. “L’accent fondamental s’est déplacé de l’exercice de la souveraineté des citoyens vers la garantie des droits de l’individu”, pour lequel le politique est incapable de “proposer un horizon intellectuel sensé” 16. Il se contente donc de gérer au jour le jour – ce qui n’est pas méprisable, mais en soi peu mobilisateur.

Marcel Gauchet voit dans cette évolution la «neutralisation terminale de l’Etat et le sacre de la société civile», mais en un sens bien précis : «Tout ce qui relève de l’explication ultime, de la prise de position sur le sens de l’aventure humaine se trouve renvoyé du côté des individus – le collectif ne représentant plus, comme il le représentait tout le temps où il était présupposé comme la porte de l’autonomie, un enjeu métaphysique suffisant en lui-même.(…) Rien des raisons suprêmes ne se décrète au niveau commun; celui-ci ne contient pas en soi et par soi de solution au problème de la destinée. Seules des convictions singulières sont habilitées à se prononcer sur les matières de dernier ressort, y compris à propos de l’autonomie, y compris à propos du sens de l’existence en commun» 17. L’autonomie de la société civile s’est transformée en sacre des individus. Il en résulte concrètement une affirmation sans précédent de ses droits privés et de la demande face à l’Etat, une généralisation de l’idée de marché ou une société de marché généralisée à l’ensemble des sphères de la vie, une extension considérable du droit dans les relations sociales, l’apparition massive de la «démocratie d’opinion»…

L’engagement individuel oui, mais où sont les militants ?

A partir de cette double situation de faiblesse, on doit évaluer la fécondité ou non des rapports mutuels entre politique et religieux. Car devant cette nouvelle donne, aussi bien la vision sociologique que la vision laïque-politique du religieux se trouvent en porte-à-faux : en effet, les deux présupposaient à la fois une puissance quantitative et une vitalité qualitative du christianisme, des Eglises protestantes et catholiques en particulier. Ce sont les conséquences d’une rupture par rapport à une situation de monopole de la régulation religieuse dans les pays européens, qu’il faut évaluer.

La question concerne avant tout les apports que, comme forces collectives et institutionnelles, les religions et le politique peuvent encore s’offrir mutuellement. Car après tout, à titre individuel, une latitude considérable est laissée à tout un chacun pour des engagements et des initiatives dans la société ou dans le cadre de sa communauté religieuse. Rien n’empêche le chrétien d’être individuellement, pour reprendre la belle expression de Michel Camdessus, «au service du bien public». Dans une société avide de transparence et curieuse, précisément, des raisons et des valeurs privées qui motivent des engagements publics, on connaît ces motifs davantage qu’en d’autres temps, et cette publicité est davantage acceptée par la société pluraliste.

De surcroît, la liberté de choix et d’engagement religieux est garantie, peut-être mieux qu’autrefois (on pense à l’aide à l’enseignement privé sous contrat, ou aux avantages fiscaux liés à des dons pour des fondations et des œuvres, aux subventions publiques en faveur d’objectifs, de travaux, de bâtiments religieux…). Tout au plus peut-on déplorer la faiblesse croissante des engagements militants. Mais on est renvoyé alors à l’affaiblissement des religions, elles-mêmes gagnées par l’individualisme : dans la société comme dans l’Eglise, les individus engagés ne sont pas légion. C’est le consommateur qui triomphe. L’individualisme et ses conséquences entraînent avec eux la fin de l’ère des militants.

Faiblesse collective des religions historiques

Mais la situation véritablement nouvelle est créée par la faiblesse des grandes religions instituées et la fin du monopole religieux de fait qu’elles exerçaient jusqu’à présent dans la société, et qui les faisaient reconnaître comme de «grandes familles spirituelles» de référence, y compris par l’Etat laïc qui avait en fin de compte instauré de multiples compromis dits et non dits avec elles. Juridiquement, elles disposent certes d’avantages qui les rapprochent des «cultes reconnus» (cf. les émissions religieuses sur les chaînes publiques le dimanche matin). On peut penser aussi à des recours ponctuels, mais symboliquement importants, aux religions de la tradition sur la scène publique. Recours caritatif et social : au début des années 80, devant le surgissement des «nouvelles pauvretés», le gouvernement socialiste a fait appel aux organisations caritatives (Secours catholique, Cimade…). En 1995, un appel similaire concernait la présence d’associations chrétiennes dans les quartiers en difficulté. Recours pour une médiation diplomatique (Nouvelle Calédonie). Recours pour la réflexion éthique (Comité national d’éthique). Recours, contesté certes, à l’Eglise catholique pour organiser les funérailles religieuses nationales (et internationales) du président de la République défunt, mais plus ordinairement, présence quasi «officielle» de ministres du culte lors des cérémonies de funérailles collectives pour les victimes de catastrophes 18.

Ces «attentions» ne sont pas rien. Pourtant, elles n’ont d’égale que l’indifférence des politiques à l’avis des religions - notamment de l’Eglise catholique – sur des décisions qui engagent la marche de la société sur le long cours : décisions économiques et sociales (pour la politique familiale, par exemple), lois qui autorisent de nouvelles libertés personnelles pour des individus ou des catégories sociales (lois accordant à chacun et de plus en plus tôt la libre disposition de son corps...). A l’époque de la «démocratie d’opinion», le politique est ou se croit obligé de suivre et de reconnaître juridiquement les évolutions de la société. «Sacre de la société civile», qui passe outre l’opposition, ni unanime ni identique certes, des grandes familles spirituelles : mais celles-ci dénoncent la rupture du lien social qui résulte de ces lois individualistes.

L’Etat répondrait sans doute que l’Eglise a toute liberté pour se faire entendre dans l’espace public ou faire jouer ses relais au Parlement. L’argument est quelque peu hypocrite. Les dirigeants politiques savent fort bien qu’ils peuvent se passer de l’assentiment de l’Eglise : ses propres fidèles ne la suivent pas sur ces points comme sur d’autres, ce qui rend fragile sa légitimité sur ces questions. Par ailleurs, par une confusion en partie voulue, ces lois individualistes sont souvent revendiquées et votées au nom des «droits de l’homme», de l’égalité et de la justice pour des «victimes» 19. Ce label évite de se situer au niveau de l’éthique fondamentale où voudraient se situer les grandes familles religieuses.

Quant au lien social, éventuellement menacé par ces lois, les dirigeants politiques actuels, confrontés à une société pluraliste, préfèrent compter davantage sur les ajustements sociaux de l’Etat-providence et sur une vision procédurale du social que sur des valeurs fondamentales partagées. Certains gouvernements semblent avoir déjà tiré les leçons de cet état de fait : à en croire le cardinal Simonis, archevêque d’Utrecht, «les choses sont allées si loin [en Hollande, où les liens Eglise/Etat étaient plus forts qu’en France] que la croyance chrétienne et l’Eglise n’ont plus aucune signification publique pour le gouvernement. Le gouvernement voit seulement dans ses citoyens des individus, qu’ils soient croyants ou non».

Les grandes religions en porte-à-faux

Cette nouvelle situation interroge les traditions religieuses. Elles insistent elles-mêmes sur leur apport théorique et pratique à la société civile. Elle se veulent participantes de l’intérêt général. Mais cette prétention n’est-elle pas aujourd’hui démentie par leur faiblesse croissante ? Elles deviennent simplement les groupes les plus importants parmi toutes les dénominations religieuses existantes, et elles ne sont donc plus coextensives aux sociétés européennes. Il y aura des «communautés confessantes», bien ancrées dans la foi et aussi dans le réel, mais plus nombreuses encore risquent d’être, à raison même de la demande de sens et de «spiritualité» dans des sociétés qui en semblent dépourvues, les communautés nouvelles fortement axées sur l’expérience et la vie spirituelle (charismatiques, évangéliques, pentecôtistes…). S’accroîtra aussi, dans le cadre des religions de la tradition, la part des «pèlerins», c’est-à-dire de ces croyants à la pratique intermittente mais intense, participant à des moments forts mais ponctuels 20. Loin de moi de mépriser ces modes d’affiliation, mais les formes et surtout la force de leur implication dans le devenir des sociétés civiles n’ont pas de réponse évidente : ils seront une «goutte d’eau dans la mer» 21.

Les politiques qui se passent de l’instance religieuse ne sont nullement antireligieux : ils entérinent une situation qu’ils n’ont pas les moyens d’inverser - à supposer même qu’ils aient des convictions à ce sujet... Là aussi s’impose en effet le sacre de la société civile, avec le triomphe de l’individu : chacun peut dire à l’Etat : «C’est mon choix» (et mon droit, y compris avec des conformismes incroyables sous couleur de nouveauté). La société civile fait loi pour la sphère politique comme pour la sphère religieuse 22. Je suis perplexe dès lors sur la capacité réelle des religions instituées à créer du «lien social» et à jouer un rôle important dans la formation et l’expression de l’esprit public 23. Des individus, chrétiens et autres, certainement, à la mesure de leur place, de leurs responsabilités et de leurs initiatives dans la société. Des « communautés confessantes » et des groupes spirituels ayant une belle vitalité, peut-être, mais ponctuellement et de façon limitée 24.

Questions nouvelles à la laïcité

De nouvelles questions sont aussi posées à la tradition laïque. Officiellement, elle n’aurait que faire du déclin des religions historiques. Cependant, je l’ai dit, d’une part, de nombreux compromis et des quasi-reconnaissances officielles ont été passés avec ces religions instituées, même si – on l’a vu tout récemment – l’idée d’un héritage religieux de l’Europe inscrite dans un texte officiel paraît impossible à accepter. D’autre part et surtout, le nouveau paysage religieux n’a pas grand chose qui puisse réjouir un laïc conséquent : phénomènes d’irrationalité de toutes sortes (en tout cas selon les critères de la raison des Lumières), absence de régulation d’un religieux tributaire de l’offre et de la demande, présence obsédante du phénomène sectaire.

Par rapport à ce dernier, en particulier, la République laïque se trouve en porte-à-faux. Répondant en partie à la demande de la société civile, les gouvernements ont depuis plusieurs années entrepris une véritable croisade anti-sectes.

On peut cependant se demander si les politiques de droite et de gauche qui poursuivent les sectes ne contreviennent pas à l’esprit de la laïcité « à la française », qui ne reconnaît aucun culte ni aucune association religieuse mais permet à tous, au nom de la liberté d’opinion et d’association, d’exister. En réalité, là encore, la société civile commande, car c’est en elle que les individus, obsédés par les droits de l’homme, la tolérance, les victimes, les dangers qui menacent les enfants, les bonnes affaires d’autrui qui paraissent louches…, requièrent que les responsables politiques combattent l’existence même des sectes, considérées comme des groupes criminels avant tout délit constitué. Le respect du pluralisme peut aller loin, mais ici il trouve ses limites : il s’arrête aux portes de ceux qui sont censés ne pas jouer le jeu – et que la rumeur stigmatise comme telles. Ce faisant, la République laïque s’intéresse bel et bien, et quoi qu’elle en dise, au contenu des croyances et aux pratiques des groupes religieux.

En sens inverse, au nom de l’égalité laïque et démocratique de traitement des associations cultuelles, des groupes sectaires réclament des mesures juridiques semblables à celles dont profitent les grands groupes religieux. Une demande qui paraît exorbitante à l’opinion publique et qui est stigmatisée par la plupart des médias. Le Conseil d’Etat et certains magistrats, au cours de procès intentés à des sectes, se sont montrés plus ouverts que l’opinion publique à cette égalité de droits 25. D’autres pays européens, même lorsqu’ils ont des cultes reconnus par la Constitution, accordent un traitement juridique plus favorable à des groupes minoritaires, mettant là comme en d’autres domaines le droit en accord avec l’état des mœurs.

Paradoxalement, avec la lutte antisectes, la République laïque tend à donner par comparaison une meilleure image des grandes religions. Mais c’est une apparence : quand les grandes religions résistent à l’opinion commune, elles sont sévèrement jugées; et sur des affaires sensibles (comme récemment la pédophilie), le droit a tendance, conformément à la demande sociale là encore, à ne plus leur reconnaître de spécificité.

Il est difficile d’espérer que les évolutions religieuses analysées par les sociologues, avec des arguments de poids, puissent s’infléchir dans les décennies qui viennent. C’est d’autant plus impensable qu’au-delà des aspects sociologiques, le christianisme européen, et particulièrement le catholicisme, font l’objet, dans des milieux culturels limités, mais influents, d’un incroyable ressentiment, d’un rejet viscéral, où se mêlent inextricablement des raisons récentes – la fureur contre une certaine résistance à l’individualisme, en particulier à la permissivité dans les comportements sexuels - et anciennes. Une forme de culpabilité s’expulse sans doute dans ces ressentiments… mais laissons ces interprétations de psychanalyse collective. En tout cas, dans ce contexte, la parole des Eglises en Europe - la catholique surtout – n’est pas seulement affaiblie : elles est aussi fortement délégitimée dans l’espace public.

Pour autant, l’avenir n’est pas écrit : est-il impensable que de nouvelles générations, dans une ou deux décennies, ressentent le désir de retrouver la mémoire de leurs origines et de renouer avec un héritage mis sous le boisseau par la génération de leurs pères ? Il se passerait alors pour le christianisme ce qui – dans une mesure qu’il ne faut certes pas enjoliver – est arrivé au judaïsme : il y a quelques décennies, on le croyait tellement «assimilé» que beaucoup, y compris dans ses propres rangs, comptaient sur sa disparition à terme. C’est le contraire qui s’est produit : on a assisté, en passant par une histoire tragique certes, à une renaissance depuis deux ou trois décennies – renaissance réelle malgré des aspects ambigus (identitaires, par exemple). Cette renaissance est-elle exclue pour le christianisme ?

Dans l’immédiat, si on se place dans la perspective du « lien social », la question qui se pose à lui pourrait se formuler ainsi : que faire par rapport à l’individualisme conquérant ? Jusqu’à présent, aucune réponse satisfaisante n’a été apportée par les Eglises à cette question. Les religions en général, et le christianisme en particulier, ne peuvent pas être le simple envers de cet individualisme, les champions de l’engagement et de la solidarité, les créateurs de communautés qui se font les détracteurs de la liberté personnelle des modernes. En sens inverse, chacun sent bien que l’aplatissement pur et simple devant les requêtes des individus n’a pas davantage de sens. Les Eglises n’ont pas encore appris à combiner heureusement le «je» de l’individu et le «nous» du collectif ou de la communauté.

On pourrait aussi se demander : étant acquis que les croyants doivent peu ou prou être au «service du bien public», que signifie cette expression quand il s’agit de groupes religieux ? «Favoriser le lien social», avec l’idée implicite de se couler dans les projets constructifs de l’Etat gestionnaire, est-il la meilleure façon d’y répondre  ? La question se pose dès lors que les groupes religieux ne sont plus renvoyés à des fonctions de structuration, ou de subsidiarité, ou de suppléance (fussent-elles implicites, comme en France). Non pas qu’il faille renoncer à ces fonctions, mais il faut peut-être renoncer à penser qu’elles sont seules essentielles ou utiles. Ce qui peut être utile aussi, c’est la capacité de création de sens et d’écarts pratiques propres, sans lien immédiat avec l’Etat et l’intérêt général. Ce sont aussi des voies (et des voix) divergentes, à l’écart des conformismes consuméristes et libéral-libertaires de la société civile, y compris des dérives du «victimisme» - ceci dans le cadre du droit commun certes, mais avec des utopies et des formes de vie qui ne sont pas nécessairement congruentes avec celles des majorités «loft-storisées». Le risque, c’est la secte, ou d’être traité de secte. Mais s’il faut sortir de la vision sociologique qui assigne aux religions uniquement un rôle substantiel dans l’Etat, il faut aussi inciter l’Etat laïc à admettre que des croyants puissent ne pas être des bien-pensants dans la société civile postmoderne.



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1 / Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, coll. Quadrige, Puf, 1996, p. 277.

2 / Cf. parmi beaucoup d’autres, Danièle Hervieu-Léger et Jean-Paul Willaime, Sociologies et religion. Approchesclassiques, Puf, 2001, ch. 2. Cf. aussi Pierre Bréchon, Les grands courants de la sociologie, Presses Universitaires de Grenoble, 2001.

3 / Danièle Hervieu-Léger et Jean-Paul Willaime, id., p. 70.

4 / Id., p. 112.

5 / Pierre Bréchon, id., p. 69.

6 / L’ouvrage récent, Le religieux des sociologues. Trajectoires personnelles et débats scientifiques, L’Harmattan, 1997, où s’expriment les sociologues de la religion d’aujourd’hui, ne dément pas, me semble-t-il, ce qui précède : malgré la diversité des points de vue, l’intérêt pour la dynamique interne des religions est manifeste.

7 / Là aussi, parmi beaucoup, cf. Jean Boussinesq, «Laïcité au pluriel», Projet n° 225, p. 7-15. J. Boussinesq met en lumière de façon très convaincante la «philosophie libérale au bon sens du mot» qui préside à nos institutions laïques. Mais on ne peut oublier entièrement le contexte de la «guerre des deux France», qui a littéralement produit deux religions mimétiques et antagonistes ; cf. Jean-Paul Willaime, «Laïcité et religion en France», dans Identités religieuses en Europe, sous la direction de G. Davie et D. Hervieu-Léger, La Découverte, 1996, p. 158-163.

8 / On en trouve des traces dans le livre édité par la Ligue de l’Enseignement, Vers un humanisme laïque du IIIe millénaire. Réflexions pour un humanisme laïque renouvelé, Le Cherche Midi Editeur, 2000.  

9 / Paul Valadier, op. cit., p. 88-90. Cf. aussi René Rémond, «La laïcité», ch. 4 du livre collectif Les grandesinventions du christianisme, Bayard Editions, 2000, p. 97-116.

10 / Jean-Claude Eslin, Dieu et le pouvoir. Théologie et politique en Occident, Seuil, 1999, p. 260.

11 / Titre du numéro spécial d’ Esprit de juin 1997, qui contient enquêtes et analyses sur ce thème.

12 / Cf. Jean-Louis Schlegel, Religions à la carte, Hachette, 1995. De nombreux livres ont décrit ces dernières années la nouvelle situation religieuse. Cf. récemment, sous la dir. de Pierre Bréchon, Les valeurs des Français. Evolutions de 1980 à 2000, Armand Colin, 2000, ch. 7 (Yves Lambert : «Développement du hors piste et de la randonnée», p. 129-153). Pour une approche européenne, cf. Identités religieuses en Europe, op. cit.  

13 / Selon Yves Lambert, dans Futuribles, janvier 2001, «Le devenir de la religion en Occident», p. 38; dans le même sens, l’article qui suit, de Pierre Bréchon, «L’évolution du religieux».

14 / Cf. B. Ugeux, Guérir à tout prix ?, L’Atelier, 2000, ou Jean Vernette et Claire Moncelon, Les nouvellesthérapies, Presses de la Renaissance, 1999.

15 / La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, coll. Le Débat, Gallimard, 1998.

16 / Marcel Gauchet, dans Projet n° 225, op. cit., p. 44.

17 / Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie, op. cit., p. 76-77.

18 / Mais à rapprocher des cellules d’aide psychologique convoquées pour permettre aux survivants et aux familles d’affronter la mort et le deuil : au prêtre le culte, au «psy» le soutien spirituel, dans un contexte où la crise de la foi en l’au-delà rend la mort plus difficile à affronter. Il s’agit d’une sécularisation de la situation de catastrophe.

19 / Sur la «société victimale», ressort essentiel du social dans la société civile d’aujourd’hui, cf. Antoine Garapon et Denis Salas, La République pénalisée, Hachette, 1996.

20 / Cf. D. Hervieu-Léger, Le Pèlerin et le converti, Flammarion, 1999.

21 / C’est le terme qu’employait naguère Michel de Certeau pour dire le sort – accepté par lui – du croyant dans la société moderne : cf. (avec Jean-Marie Domenach), Le Christianisme éclaté, Seuil, 1974, p. 79-89.

22 / Pour plusieurs lois récentes (parité, PACS…), le gouvernement – Monsieur Jospin en premier – ainsi que les parlementaires ont semblé plutôt réticents au départ, en tout cas sur l’extension de ces lois. Ils les ont avalisées sous la pression de lobbies à la fois puissants et habiles, et devant une opinion publique passéiste.

23 / Comme dit Jean Weydert dans Projet n° 240, op. cit., p. 98.

24 / Je pense à une communauté comme Sant’ Egidio, fondée par des laïcs italiens dans les années 70 (40000 membres aujourd’hui), qui a proposé sa médiation dans le domaine politique (entre islamistes et pouvoir algérien notamment).

25 / Récemment, en Allemagne, la Cour fédérale constitutionnelle de Karlsruhe a donné raison, contre la Cour fédérale administrative de Berlin, aux Témoins de Jéhovah, qui réclamaient le statut juridique des autres communautés religieuses (celui de «corporations de droit public»). En France, ce statut a été refusé jusqu’à présent aux Témoins (et à d’autres groupes «sectaires» qui le demandent).


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