Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
A travers la lecture de ce dossier – qui, certes, eût pu comporter bien d’autres facettes –, c’est une vision de la santé qui est proposée : comment l’écoute des besoins rejoint-elle les personnes ? Comment mettre en œuvre une politique de santé dont celles-ci soient les acteurs ? Si notre système de santé affronte des difficultés nouvelles, n’est-ce pas parce qu’il s’agit de changer de perspective et de réfléchir autrement aux rapports entre les experts (soignants, scientifiques, administrateurs...) et les patients ?
Depuis longtemps, on désigne le malade comme un patient. Mais ce patient est de plus en plus passif : il est « l’objet d’un traitement ou d’un examen médical » (définition du Robert). Il doit montrer sa patience devant toutes les manipulations que lui fait subir l’expert de la santé. Son corps est une machine, aux mécanismes complexes, dont on cherche à vérifier, à contrôler chaque appareil, chaque pièce, chaque cellule, chaque gène. Et les savoir-faire, en effet, sont extraordinaires qui visent à détecter les anomalies, à ajuster, réparer, remplacer les pièces défectueuses, à cloner bientôt à des fins thérapeutiques. Mais le patient peut-il vraiment s’absenter du processus de soins ?
La santé n’est pas un état idéal. Elle est « l’aptitude à surmonter les crises » (Canguilhem), un processus d’adaptation, de mise en équilibre très complexe. Il existe toujours un décalage entre des syndromes et la manière d’y faire face, d’engager sa santé. Les médecins ne peuvent l’ignorer et réduire leur expertise à celle d’une science. Si la science a ouvert des avancées considérables pour les traitements, les progrès de la technique risquent de prendre toute la place, au détriment d’une démarche d’interrogation, de participation, de dialogue. L’homme n’est plus sujet de sa santé s’il est remplacé par l’organe. La technique parle souvent toute seule. Scanner, résonance magnétique..., on peut tout voir ! Le développement des examens sur le patient, des analyses, des dosages, ne s’accompagne pas toujours d’un même effort de communication. Le recours de plus en plus fréquent à des logiciels d’aide au diagnostic ne va-t-il pas renforcer cette tendance « mécaniciste » ? De même que les dossiers informatiques des patients enrichiront des banques de données mais réduiront le malade à un ensemble de paramètres. Quel sera le suivi d’une personne dans son histoire, dans une durée dont elle est l’agent ? L’hyper-spécialisation de l’approche du patient est peut-être mortifère : la mort est décomposition, dissociation de ce que la vie tient uni dans le mouvement.
Il est une manière de sortir le patient de sa passivité : en faire un consommateur averti de l’offre de soins. Certes, il demeure appelé à se remettre entre les mains de professionnels. Mais cette remise est traversée d’exigences, de droits affirmés. Nourris des images des magazines, partageant les bribes d’une vulgarisation plus répandue, revendiquant un droit au meilleur, les patients font de plus en plus leur marché de santé. Au risque de transformer le médecin en distributeur d’ordonnances et de pilules. Quand celui-ci hésite à prescrire l’antidépresseur demandé, quand le spécialiste ne donne pas un diagnostic assuré, il suffit de consulter un autre soignant.
La santé devient un bien de consommation, pour lequel les offreurs de soins sont mis en concurrence : hôpital et clinique, spécialiste et généraliste, intervenants auprès des personnes âgées, assurances, etc. Les médias y encouragent, qui proposent depuis peu, comme ils l’ont fait pour les établissements scolaires, des classements de services hospitaliers, des études comparatives de médicaments. Le patient est ainsi mieux informé, mieux à même de choisir. Devient-il acteur pour autant ? La consommation de santé est moins le signe d’une responsabilité personnelle, d’une prise en compte de son histoire de vie, que l’entrée dans la dépendance d’un marché.
Il est heureux que l’homme s’intéresse à sa santé : elle est un bien personnel précieux, elle a une valeur sociale importante. Mais elle n’est pas un droit sans contrepartie, elle n’est pas un état idéal, promis par la science ou la publicité, assuré sans contrainte ; elle exprime une relation avec son corps, son héritage, ses aspirations, son environnement. Elle est une responsabilité personnelle et collective, qui accompagne des choix toujours incertains.
Les articles de ce dossier le soulignent à plusieurs reprises : la réponse de santé ne saurait se réduire au curatif, mais doit inclure davantage la prévention. Tous regrettent que celle-ci occupe une place si faible dans les dépenses. La prévention permet au patient de devancer la survenue du risque. Le message des experts de santé publique est particulièrement prégnant : on doit maîtriser les maladies et les morts « évitables », en modifiant les comportements.
Pourtant, ces comportements (la consommation de tabac, d’alcool, de drogue, des modes de conduites sur la route, une mauvaise hygiène de vie...) ne se convertissent pas au gré de l’expertise. Car, là encore, la prévention, quand elle est planifiée scientifiquement, accumulant statistiques, probabilités, enquêtes épidémiologiques, ne voit dans le patient potentiel, dans la « population à risque » que le corps biologique, non le sujet vivant, traversé de contraintes, d’ambiguïtés, de désirs. La prise d’un produit ne peut être comprise comme un simple additif dont on pourrait se débarrasser. Malgré les campagnes de dépistage, de vaccination, d’information, la prévention peine à agir sur les modes de vie.
Les acteurs de santé publique (l’hygiénisme, a-t-on rappelé, est né dans une perspective de police sanitaire) pourraient considérer les personnes comme des « prévenus » dont on suspecte la conduite. Leur vocabulaire emprunte curieusement à celui de la stratégie ou de la publicité : campagnes, objectifs, groupes de pilotage, cibles... Pourtant, prévenir signifie d’abord « aller au-devant », au devant des désirs, des possibilités. Cette dimension de « prévenance » (cf. Lecorps et Paturet, cités en encart) mise en œuvre auprès de jeunes, d’enfants, de personnes en difficulté ou dépendantes, une attention et un respect les remettent en position d’acteurs possibles de leur santé et non simplement de patients requis de correspondre à la règle. La solidarité exige l’accès aux soins pour tous, mais l’accès aux personnes est souvent bien plus exigeant ! La prévention demande de réfléchir aux conditions sociales, économiques, pour articuler la reconnaissance des sujets et le bien commun. La prévention – elle le fait déjà ! – réveille une perspective citoyenne de la santé, où les personnes s’investissent ensemble dans une démarche de compréhension des problèmes et de recherche des réponses.
L’usager du système de santé est solidaire de bien d’autres. Sa responsabilité, il l’exerce avec d’autres, dans un contexte, dans une culture, avec des contraintes et des attentes partagées. Ses choix ne mettent pas en jeu qu’une responsabilité individuelle.
A côté du médical, de nombreux éléments concourent à la qualité de la vie (logement, travail, protection sociale...). Les experts se montrent bien plus silencieux là-dessus. Il est vrai que les résultats sont plus facilement visibles, du système de soins que ceux d’une action sur l’environnement ou les conditions de vie. Pourtant, bien des pathologies sont les conséquences de l’organisation sociale, de choix politiques finalement. Le rapport du Haut comité pour la santé publique rappelle que 20 % des cancers sont d’origine professionnelle pour les catégories ouvrières (La santé en France, 1998). Il rappelle aussi tous les problèmes psycho-sociaux : « Le poids de la pathologie professionnelle est considérable, bien que sous-estimé, socialement très inégalitaire et économiquement coûteux. » Au lieu de réfléchir à la façon dont toute sa politique, y compris économique et sociale, prend en compte des priorités de santé, l’Etat préfère encourager une médicalisation toujours plus grande des phénomènes sociaux.
Il est nécessaire de considérer le patient comme un sujet de droit, comme un citoyen qui contribue à l’élaboration d’un projet de santé commun. La charte du malade hospitalisé représente un premier pas, important. Elle offre au patient d’intégrer ce que les soignants attendent de lui et ce qu’il peut recevoir d’eux : ils sont là comme forces de proposition, informant loyalement le patient à la mesure de sa volonté de savoir. Mais si le patient est acteur, il l’est comme appartenant à une collectivité, inscrit dans des solidarités. Comment lui donner le droit non seulement d’être représenté, comme un usager dans un conseil d’administration d’établissement (cela reste bien formel !), mais de participer à la recherche de réponses communes ? Comment ouvrir des espaces de parole : dans des centres de soins, autour de réseaux de santé, à partir d’initiatives de santé communautaire, par des associations de malades ou de personnes en difficulté ?
Plusieurs voies ont été explorées pour faire des patients des acteurs, à côté des experts. Une plus grande proximité est nécessaire (la 2e partie de ce dossier y insiste) des réponses de santé ; elle permet une meilleure prise en compte des besoins et des atouts. La régionalisation récente des politiques est un signe de cette prise en compte : agences régionales d’hospitalisation, programmes régionaux, observatoires régionaux de la santé... Ces derniers tiennent à Nantes, les 28 et 29 septembre 2000, leur 9e congrès ; santé et précarité, vieillissement et santé, suicide et dépression, organisation des soins : les thèmes retenus illustrent l’importance d’un débat public. Il faut souhaiter que cette confrontation d’expériences déborde l’expertise pour faire écho à la parole des patients. Ceux-ci ont été mobilisés à l’occasion de conférences régionales ou des Etats généraux de la santé. Mais la crédibilité de cette ouverture n’est pas garantie : on manque d’outils pour permettre une prise de parole responsable de choix collectifs !
Peut-être la participation des associations, celles des divers malades chroniques, des paralysés, celles de soutien aux malades du sida, de personnes du quart monde, celles encore autour de projets de santé sur un quartier, etc. offre-t-elle un exemple plus prometteur d’une citoyenneté exercée ? Le médecin, l’expert sont alors en position de partenaires, sinon d’adjoints : les patients participent à leur prise en charge et peuvent faire prévaloir leur propre projet. Dans le cas du sida, en particulier, les associations ont permis de créer les conditions d’une autre gestion de l’épidémie, où les gens ont appris à assumer leur responsabilité par rapport à eux-mêmes et par rapport à la société.