Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Comprendre pourquoi on ne se comprend pas

Éric Dacheux CNRS éditions, 2023, 216 p., 10 €.

Pour « comprendre pourquoi on ne se comprend pas », l’universitaire Éric Dacheux propose une théorie de la communication qui bat en brèche les pièges du marketing et des outils numériques.

« Comprendre pourquoi on ne se comprend pas », voilà qui semble ambitieux. Éric Dacheux nous propose pourtant dans son ouvrage un voyage dans le monde des sciences de l’information et de la communication, son domaine d’expertise, afin d’affronter les incompréhensions qui pavent notre existence. Pour lui, « la compréhension réciproque est une question de communication ». Mais qu’est-ce que la communication ?

L’auteur déconstruit le « prêt-à-penser communicationnel » composé de clichés plus ou moins obsolètes, erronés ou fallacieux. Il propose ainsi des clarifications conceptuelles très utiles pour sortir des prénotions communes diffusées par l’idéologie du marketing. Refuser l’appropriation capitaliste de la communication semble ainsi nécessaire à l’étude des incompréhensions entre les personnes. Éric Dacheux invite à différencier la communication, le langage, la connexion, la transmission d’information, la médiation, le ciblage, l’expression, l’interaction, la diffusion ou encore la persuasion.

Cependant, malgré des efforts étymologiques, la communication reste un objet complexe, ambivalent et évanescent. L’auteur propose une définition qu’il va reformuler tout au long de l’ouvrage : la communication est une relation humaine intentionnelle de partage de sens entre altérités en vue de co-construire un monde commun. Elle se situe ainsi à l’équilibre sur un fil relationnel. D’une part, elle menace de vaciller dans l’abîme de la communion-fusion au détriment de la liberté individuelle. D’autre part, elle risque de chuter vers l’ex-communication au détriment de notre commune humanité.

Mais vivons-nous toutes et tous dans le même monde ? Notre réalité est-elle identique ? L’auteur se place dans le paradigme de l’intersubjectivisme qui postule une articulation entre la réalité d’un monde objectif et les réalités personnelles des mondes vécus. En refusant le solipsisme (le réel est ce qui est perçu individuellement) et l’objectivisme (le réel est l’environnement objectif), la communication est cette attitude anthropologique qui permet de faire et refaire continuellement un monde en commun à partir d’expériences singulières.

Ajustement perpétuel

La communication est donc un art qui prend la forme d’une danse. Elle demande un travail sur soi afin de déterminer ses intentions et ses modalités d’expression. Elle exige un effort de positionnement afin de déterminer la bonne distance, sans cesse ajustée. Elle nécessite une attention à l’autre, un soin dans l’écoute active. Elle inclut une part d’incertitude irréductible avec laquelle il faut composer.

Réceptionner une communication comporte une part de liberté qui s’accompagne irrémédiablement du risque de l’incompréhension.

En effet, recevoir la communication d’une autre personne est loin d’être une opération technique d’enregistrement. Il s’agit plutôt d’un travail exigeant de traduction, d’interprétation, voire de reconstruction des informations à partir de nos catégories. Ainsi, réceptionner une communication comporte une part de liberté qui s’accompagne irrémédiablement du risque de l’incompréhension. Par ailleurs, cette réception est elle-même complexe puisqu’elle associe différentes temporalités (l’horizon d’attente, l’interaction, l’évaluation) et une dimension collective (communautés interprétatives et publics).

Loin d’être un objet neutre, la faculté de communication est façonnée par le monde social, culturel et technique. Éric Dacheux prend donc le temps d’analyser les conditions de possibilité de la communication : la connaissance et la maîtrise des règles sociales explicites ou implicites, le refus des relations de pouvoir et la conscience des habitus à l’œuvre. Ici, les associations qui luttent contre la grande précarité comme ATD Quart Monde déploient un véritable savoir-faire communicationnel afin de rendre possible l’expression des personnes les plus pauvres.

Dans un dernier temps, l’auteur éprouve sa thèse aux questions démocratiques, écologiques et numériques. En effet, la communication nécessite du temps et ne peut se réduire à la connexion, au risque de faire croître l’incompréhension. Or nous sommes assaillis d’un côté par des dispositifs numériques extractivistes (au sens où ils puisent agressivement dans notre disponibilité attentionnelle) qui organisent à tout prix la sur-connexion instantanée. De l’autre, nous sommes pressés par l’urgence écologique qui appelle à la réaction immédiate. Loin d’être une solution, Éric Dacheux montre que les « technologies de la communication » sont dangereuses pour la démocratie et empêchent la communication tout en prétendant la promouvoir. Penser la conflictualité des temporalités pour la compréhension des questions écologiques et des enjeux numériques est certainement un travail encore en chantier, mais les premières pistes proposées par l’auteur sont prometteuses.

Au final, l’ouvrage atteint son objectif : nous faire comprendre pourquoi on ne se comprend pas. Éric Dacheux élabore à cette occasion une théorie de la communication qui préserve une part d’incompréhension fertile. Celle-ci génère continuellement de nouvelles communications dans l’optique d’élaborer un monde commun à partir d’individus libres et égaux.

Loïs Mallet
21 novembre 2023
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules